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relatons d’abord lieue par lieue, puisque aucune carte connue ne saurait nous venir en aide, le plus long voyage qu’on ait fait jusqu’ici dans l’intérieur du Jurua. Nous tâcherons ensuite, en joignant nos observations personnelles aux renseignements fournis par des Brésiliens, auteurs de ce voyage, de formuler une opinion quelconque sur le point de départ de l’afiluent en question.

Le Jurua, qui mesure mille sept cent deux mètres à son embouchure, n’a déjà plus qu’une largeur de neuf cents mètres à douze lieues dans l’intérieur. À cet endroit, il reçoit par la gauche, — nous remontons son cours au lieu de le descendre, — la petite rivière Andera, née dans le voisinage de la rivière Teffé et communiquant avec elle, mais seulement en temps de crue.

Le cours du Jurua est sinueux. Son eau est blanche et son lit bordé de longues plages de sable. Il n’a que deux îles. L’une est située à cinq lieues de son embouchure, a sept lieues de long et porte le nom de Isla grande. L’autre, distante de quatorze lieues de cette même embouchure, a deux lieues de tour et est appelée Tucuma.

Entrée dans le Jurua, le 1er mars, l’expédition composée de six Brésiliens trafiquants de salsepareille et de cinquante Indiens civilisés, atteint le 22 juillet l’endroit où cette rivière, repoussée par un affluent du nom de Trahuaca, abandonne la direction sud-sud-ouest de son cours primitif pour celle de ouest-sud-ouest. À partir de ce point, — nous remontons toujours, — le Jurua n’est plus qu’une rivière de quatrième ordre dont le lit se rétrécit à chaque lieue.

Laissant à sa droite le Jurua, l’expédition s’engage dans le Trahuaca, rivière d’eau noire, large d’environ quatre-vingt-dix mètres et d’une profondeur variable. Ici la sonde donne cinq à six brasses ; là, la pagaye des rameurs trouve fond. Après dix jours de navigation à contre-courant, les voyageurs atteignent l’endroit ou le Trahuaca, refoulé à son tour par une petite rivière d’eau noire au courant rapide, appelée Puyaü, abandonne le sud-ouest pour l’ouest plein.

L’expédition tente de remonter le cours du Puyaü, mais le peu de profondeur de cet affluent l’oblige, après trois jours de voyage, à rebrousser chemin. À chaque instant la quille des égariteas s’enlize dans le sable. La rame et la pagaye touchent le fond. Ajoutons que, depuis leur entrée dans le Jurua, jusqu’à l’endroit où ils sont parvenus, les voyageurs n’ont trouvé ni rochers, ni pierres ; partout du sable, de vastes plages, des courants plus ou moins rapides ; ça et là dans le Trahuaca des digues formées par des troncs d’arbres échoués. D’épaisses forêts sur les trois rivières ; nulle montagne en vue ; des terrains plans de tous côtés.

En remontant le Trahuaca, nos explorateurs se sont abouchés avec les Indiens Catukinos dont le territoire situé entre la rive droite du Trahuaca et la rive gauche de la rivière des Purus, embrasse du sud-ouest au nord-est, environ soixante lieues de pays. Ces indigènes leur apprennent que les sources du Jurua sont fréquemment sillonnées par de grandes pirogues montées par des Indiens vêtus de sacs, porteurs de colliers et de pièces de cuivre et parlant un idiome inconnu. Ces Indiens, qui habitent les bords d’une grande rivière située à l’ouest et qu’ils nomment Paro, s’introduisent dans le Jurua par des igarapés, des canaux et des lacs dont cette partie du pays est couverte.

Au sortir du Trahuaca, en remontant le cours du Puyaü, les navigateurs ont fait rencontre des Indiens Canamaris qui habitent la région plane sise entre la Sierra de Ticumbinia, les Andes de Tono y Avisca et le chaînon minéral de Piñipiñi[1]. Ces Canamaris, amis et alliés des Pucapacuris et des Tuyneris, leurs voisins du nord et du sud, et sans relations avec leurs voisins de l’est, les Catukinos de la rivière Trahuaca, ces Canamaris assurent aux Brésiliens que quatre jours de navigation sur le Puyaü, à partir de l’endroit où ils se trouvent, les conduiront en vue des premières fermes des Espagnols.

L’étiage du Puyaü par rapport au tirant d’eau des égariteas, ne permet pas aux Brésiliens, comme nous l’avons dit, de remonter cet affluent et de vérifier l’assertion des Canamaris. Du Puyaü ils regagnent le Trahuaca, passent de celui-ci dans le Jurua, qu’ils descendent pendant trente-six jours, et rentrent dans l’Amazone après une absence de cent quatre-vingt-treize jours.

Ce laps de temps, qui pourra sembler prodigieux à quelques lecteurs, n’a rien qui nous étonne. Il est vrai que nous savons de quelle façon les riverains de l’Amazone, sauvages ou civilisés, pêcheurs de tortues ou coupeurs de smilax, voyagent d’aval en amont sur les cours d’eau de la contrée, chose que ces lecteurs ont le droit d’ignorer, aucun ethnographe de bonne volonté ne s’étant encore offert pour la leur apprendre.

Signalons d’abord comme premier obstacle à la rapidité d’un voyage à contre-courant, le mode de construction des égariteas du Brésil, lourdes embarcations à quille, larges de joues, larges d’arrière, façonnées de pièces massives et ne possédant aucune des qualités nécessaires à la marche.

Joignons ensuite à cet inconvénient le retard apporté dans le voyage par les coupeurs de smilax eux-mêmes, qui, pour se livrer à leurs recherches végétales, sont obligés de relâcher incessamment sur l’une ou l’autre rive. Souvent leur relâche n’est que de quelques heures,

  1. En deçà des vallées péruviennes d’Apolobamba, situées au pied des Andes Orientales, six tribus indigènes échelonnées sous le 72e parallèle, s’étendent dans l’intérieur au delà des sources du Jurua. Ce sont les Siriniris des vallées d’Asaroma, d’Ayapata et de Marcapata, les Tuyneris et les Huatchipayris des vallées de Tono y Avisca, les Pucapacuris et les Impetiniris des affluents de droite de l’Ucayali et enfin les Canamaris de la rivière Puyaü. Ces tribus dont le facies, l’idiome et les coutumes sont à peu près semblables, durent se rattacher aux Curucicuris de l’Amazone, depuis longtemps défunts et ne former qu’une seule et même nation qui occupait, sous le 72e parallèle, l’espace compris entre le 15e degré sud et le 4e degré nord.