Page:Le Tour du monde - 15.djvu/120

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mais parfois aussi elle est de plusieurs jours, si le site abonde en salsepareille et qu’après avoir recueilli les racines de la plante, il faille les botteler, les transporter à bord et les arrimer de manière à ce qu’elles sèchent sans se moisir.

À ces deux causes de lenteur dans la navigation, nous en rattacherons une troisième, dont les amateurs de la bonne chère pourront apprécier la valeur.

D’habitude, les munitions de bouche des voyageurs se composent de farine de manioc plus ou moins grenue et de piràrocou plus ou moins salé. Cette nourriture, très-estimable lorsqu’on n’en a pas d’autre, devient souverainement fastidieuse à la vue des aliments choisis et variés que la nature, en généreuse hôtesse, offre gratis à qui veut en goûter. Dans les eaux foisonnent les lamantins, les tambakés et les tortues. Dans les bois gloussent et cacabent les hoccos, les pauxis et les inambus Comment résister à la tentation de faire un court-bouillon des uns, un salmis des autres lorsqu’on est maître de son temps et qu’on a sous la main avec des hameçons, des harpons et des sarbacanes, une marmite, un pot de graisse et des oignons ? Disons vite qu’on y succombe ; puis, comme en toutes choses, il n’y a que le premier pas qui coûte, une fois la glace rompue, les voyageurs prennent l’habitude de chasser et de pêcher chaque matin, pour varier le menu des repas. Chaque matin aussi, ils vont battre les bois pour y trouver des palmiers assahys et préparer avec leurs drupes ce vin violet, fade au goût, épais à la langue et cher à tout Brésilien.


Embouchure de la rivière Jutahy (eau noire).

Partagé entre les haltes, les travaux, les plaisirs que nous venons de signaler, le temps fuit à tire-d’aile. Cinq mois sont tôt passés, et les voyageurs qu’on pouvait croire à mille lieues de l’Amazone, n’en sont guère à plus de cent lieues.

Nous avons dit la façon nonchalante de voyager des coupeurs de salsepareille ; maintenant supposons à ces braves gens l’intention d’aller droit au but et d’employer utilement le temps ; le trajet journalier qu’ils pourront faire d’un soleil à l’autre ne dépassera pas trois lieues, moyenne adoptée pour une navigation à contre-courant sur les rivières du pays. Or, cent cinquante-sept jours de voyage — les trente-six jours de descente du Jurua étant à défalquer — ces cent cinquante-sept jours, à raison de trois lieues par jour, donnent un total de quatre cent soixante et onze lieues dont nous avons à retrancher un tiers pour les courbes de la rivière. Du lit de l’Amazone à l’endroit qu’ont atteint les navigateurs, la distance réelle ne sera donc plus que de cent cinquante-sept lieues, soit environ huit degrés.

Pour peu qu’on daigne appliquer notre délinéation fictive du cours du Jurua à l’échelle d’une carte de cette