Page:Le Tour du monde - 15.djvu/123

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nous permettra d’exposer en public, et faute de mieux, un système hydrographique qui a l’avantage de rallier nos études de dix années aux indications orales des explorateurs brésiliens.

Pour clore convenablement cette dissertation sur la rivière Jurua que d’aucuns pourront trouver soporifique, mais que nous avons jugée nécessaire, nous ajouterons qu’à la nation encore nombreuse des Catukinos qui peuple la rive droite du Trahuaca et s’étend à travers terres jusqu’à la rive gauche du Purus, se rattachent quatre autres nations ou plutôt quatre groupes, établis sur les bords du Jurua, à partir de sa jonction avec le Trahuaca, jusqu’à son embouchure sur l’Amazone. Ce sont d’abord les Indiens Nahuas qui habitent au confluent du Trahuaca et du Jurua, et sur le compte desquels les riverains du fleuve se taisent ou ne savent rien ; puis les Culinos, les Arahuas, issus des Marahuas, et les Catahuichis. Ces quatre groupes réunis, paraissent former à peine un total de six cents individus.

Cinq heures après notre sortie du Jurua, et comme nous rangions de près la rive gauche de l’Amazone, nous vîmes s’ouvrir devant nous la bouche d’un canal large de trente mètres. Ce canal, alimenté par l’eau du fleuve, comme celui de l’Ahuaty-Parana que nous avions relevé précédemment sur la même rive, au sortir de la rivière Tunantins, ce canal dont le courant montait du sud au nord, au lieu de descendre du nord au sud, était celui de l’Arênapo — jadis Uarênapu — que la Condamine en 1744, Spix et Martins en 1818, Lister Maw en 1820 et Smith et Lowe en 1834, avaient pris pour une des bouches de la rivière Japura.

Après avoir examiné la chose à mon aise et m’être promis d’explorer l’entrée du Japura, afin d’en finir une fois pour toutes avec une erreur accréditée chez nous depuis plus d’un siècle, je fis mettre le cap sur la rive droite, où les deux lacs Preguiça et Copaca réclamaient ma présence.


Gapo ou forêt noyée.

Ces lacs, grandes nappes d’eau noire de deux lieues et demie à trois lieues de tour, sont de figure assez irrégulière ; d’épaisses verdures, qui les bordent, assombrissent encore leur physionomie. Un examen de vingt minutes fut plus que suffisant pour les graver dans mon esprit. Nous rentrâmes dans l’Amazone et nous continuâmes d’en suivre le courant.

Vers le soir, et comme nous cherchions des yeux un endroit convenable pour bivaquer, le fleuve en crue ayant recouvert la plupart de ses rives basses, nous aperçûmes un canot de pêcheur qui se dirigeait vers les arbres noyés de la rive droite ; ce fut pour nous un trait de lumière. Ce pêcheur, entrant dans le gapo[1] au coucher du soleil, ne pouvait, à coup sûr, que regagner son gîte, et ce gîte, nous résolûmes de le partager avec lui ; pour ce faire nous nous mîmes à sa poursuite. Le pêcheur qui devina notre intention, accéléra le mouvement de sa pagaye ; mais notre barque disposait de trois hommes et l’issue de la lutte ne fut pas douteuse ; bientôt nous naviguâmes bord à bord. Pendant que mes gens réclamaient en vainqueurs le couvert et le vivre et que le vaincu leur promettait le tout pour une nuit, mais non sans faire la grimace, je regardais le site fantastiquement éclairé par un crépuscule verdâtre que les approches de la nuit allaient assombrissant. Nous voguions en pleine forêt ; rien de plus étrange que cette coupole de feuillages supportée par des troncs d’arbres submergés, entre lesquels nos canots louvoyaient avec l’allure sinueuse de couleuvres qui rampent. À mesure que le jour déclinait, l’intérieur du gapo s’emplissait d’étranges murmures ; des vols d’anis

  1. C’est le nom que donnent aux forêts submergées par les crues de l’Amazone les riverains de ce fleuve.