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séjour de l’homme. Sur l’emplacement du village-mission, s’élève un bois de palmiers pupuñas (latania), dont j’attribuai l’existence en ce lieu au goût décidé des sauvages et des civilisés pour les drupes de ces palmiers et à l’habitude qu’ont les ménagères du pays, privées de la ressource des tombereaux de l’édilité que nous possédons en Europe, d’amonceler autour de leurs demeures les épluchures et les débris de leur cuisine, que la chaleur et l’humidité combinées, décomposent rapidement.

Vers la fin de la journée, nous abordions à Cayçara, village situé à l’entrée de ce lac-rivière Uraüa, que les carmes du Brésil avaient remonté pour atteindre le lac d’Ega et y fonder la mission de Nogueira. Quatre heures de marche par des sentiers sous bois connus des indigènes, séparent ces deux points.

Le nom primitif de Cayçara était Alvaraës. Au dix septième siècle, les Portugais de l’Amazone qui avaient établi en ce lieu le dépôt, l’entrepôt ou le magasin général, — ce qu’on voudra, — des castes indigènes qu’ils tiraient de l’intérieur du pays pour en faire des esclaves ou des néophytes, ces Portugais et leurs descendants substituèrent au nom d’Alvaraës celui de Cayçara, qui dans l’idiome Tupi signifie étable ou basse-cour. Dans ce Cayçara, en effet, les Peaux-Rouges parqués sans distinction de caste, d’âge et de sexe, attendaient, en mourant comme mouches, qu’on eût statué sur leur sort.

L’Alvaraës d’aujourd’hui, ou plutôt Cayçara, pour l’appeler par le nom qu’on lui donne, est un hameau coquet dont les neuf maisons blanches, la croix couleur sang de bœuf et l’allée d’orangers se reflètent gracieusement dans l’eau noire et figée de la rivière Uraüa. De lourdes égariteas à l’ancre devant les talus, révèlent les habitudes commerciales des habitants de ce hameau, les plus rudes coupeurs de smilax et les meilleures gens que nous ayons connus.

Trois lieues séparent Cayçara du lac d’Ega-Teffé, dont la configuration, comme on en peut juger par le tracé de notre carte, est assez bizarre. Cinq rivières concourent à sa formation ; la plus considérable est celle de Teffé qui vient du sud-ouest et dont le cours est peu sinueux. Après huit à dix jours de navigation à contre courant, le rapprochement de ses rives et le peu de profondeur de son lit, en interdisent la navigation aux égariteas, ces lourdes gabares à figure de hannetons ; seules les montarias et les pirogues peuvent le remonter pendant dix jours encore. Or, vingt jours de navigation d’aval en amont, donnent à peine une longitude de trois degrés, au delà de laquelle le Teffé n’est plus qu’un ruisseau vulgaire qui coule sans bruit sous le couvert des bois. Un de ses avantages naturels est de communiquer par deux canaux du Parana-Parapitinga avec la grande rivière Jurua.

La première fondation d’une mission sur le lac de Teffé remonte au commencement du dix-septième siècle. En 1620, les carmes portugais y catéchisaient déjà les Indiens Muras, ces Uscoques de l’Amazone établis autour du Teffé et sur les bords des affluents voisins. En 1759, le commandant Joaquim de Mello da Povoas fait de la mission carmélite du Teffé une ville à laquelle il donne le nom d’Ega ; des Portugais, des métis brésiliens et les descendants des Muras chrétiens, composent sa population, à laquelle on adjoint des Indiens Yuris de la rivière Iça, des Sorimaos du Haut-Amazone, des Yanumas du Japura et des Catahuichis du Jurua. Une invasion à main armée des jésuites espagnols et les prétentions qu’à tort ou à raison ils élèvent sur la ville naissante, troublent pendant quelque temps la quiétude de ses habitants. Des commissaires portugais et espagnols la choisissent pour lieu de conférence, et y débattent à grand bruit les droits respectifs de leurs gouvernements, au sujet des limites territoriales du Pérou et du Brésil que le Portugal a fixées du côté de l’ouest à la rive droite du Javari, et que l’Espagne veut reculer à l’est jusqu’au lac de Teffé. Après bien des pourparlers diplomatiques entre les deux puissances et quelques horions échangés comme arguments ad hominem par leurs représentants, l’Espagne est forcée de renoncer à ses prétentions, et la ville d’Ega est définitivement acquise au Portugal. Tel est, en quelques lignes, l’historique de la cité fondée par Joaquim de Mello da Povoas.

La ville actuelle compte une soixantaine de maisons édifiées en regard du lac sur une ligne droite. Cette ligne est accidentée çà et là par des angles rentrants que quelques voyageurs désireux de plaire au Brésil ont qualifiés de rues, mais qui ne sont en réalité que des trompe-l’œil. Par suite de l’inégalité du terrain, les premières maisons d’Ega, du côté du nord, dépassent à peine le niveau du lac, tandis que les dernières, du côté du sud, le dominent d’une hauteur de quelques mètres.

La plupart de ces demeures sont en pisé, blanchies au lait de chaux et couvertes en chaume ; quelques-unes sont construites en pans de bois et en moellons, coiffées de tuiles rouges, et, sur leurs façades blanches, étalent des portes et des volets peints en vert d’épinard ou en bleu de roi. Une d’elles, ô splendeur ! a son rez-de-chaussée surmonté d’un étage. À ceux de nos lecteurs que ce luxe architectural pourrait déconcerter, disons bien vite que Ega-Teffé n’est point une cité vulgaire ; Ega renferme dans son sein, avec quinze cents habitants, un chiffre respectable d’autorités constituées. Elle a un commandant militaire, un major de police, une milice et des miliciens, un juge de paix et un suppléant de ce juge de paix, — sub-delegado, — un juge de droit, un juge de lettres et quelques autres justiciers dont les qualités ou les attributions nous échappent. Ega possède, en outre, un instituteur primaire, homme d’esprit subtil que la nature a fait un peu bossu, mais que les trente mille reis qui lui sont alloués annuellement par l’État, consolent de la déviation de sa colonne vertébrale. L’église d’Ega, long bâtiment carré à toit de chaume, est desservie par un très-jeune prêtre, qui, après avoir habité la ville, a transporté ses pénates à Nogueira, sur la rive opposée, sous le double prétexte que l’air y était