Page:Le Tour du monde - 15.djvu/136

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prenait part avec une gaieté réelle ou feinte. Pendant que les hommes dansaient, les femmes préparaient les jarres, les terrines et les écuelles qui devaient servir au repas. Ces danses et ces préparatifs duraient jusqu’à minuit ; alors le prisonnier était reconduit dans sa hutte ou, jusqu’au lendemain, il ne faisait qu’un somme.

Dès que le jour commençait à poindre, une voix l’appelait au dehors. Le Mirañha s’éveillait et sortait ; mais à peine avait-il franchi le seuil de la hutte, que deux coups de massue l’atteignaient aux tempes et le renversaient. On lui coupait la tête, qu’un des guerriers plaçait au bout d’une perche et promenait autour du village ; le corps était traîné par les pieds jusqu’au ruisseau voisin ; de vieilles femmes, expertes en cuisine, l’ouvraient, le lavaient et le détaillaient en menus morceaux, jetaient le tout dans une chaudière, avec addition d’eau et de piment, et mettaient le feu aux bûchettes, ramassées la veille par le défunt. Bientôt l’impur ragoût cuisait à gros bouillons. Lorsqu’il était à point, vieillards, guerriers, femmes, enfants s’asseyaient en rond et l’un des cordons-bleus, muni d’une cuillère, servait à chaque convive, dans une écuelle, son morceau d’Indien Mirañha avec un peu de sauce. Les viscères et les intestins, préalablement lavés à grande eau, puis rôtis sur les braises, étaient mangés à ce repas et les os concassés pour en sucer la moëlle. Aux termes du programme, rien ne devait rester du Mirañha défunt, que sa tête embaumée et peinte, que le plus vaillant des Mesayas gardait chez lui en souvenir du terrible banquet.


Indien Mura.

Si quelque lecteur a pu s’étonner de voir nos Mesayas se régaler avidement de chair humaine, il le sera bien davantage en apprenant qu’au sortir de table, ces mêmes Mesayas, pris de nausées subites à l’idée du mets étrange qu’ils venaient d’absorber, cherchaient à s’en débarrasser le plutôt possible. Les tempéraments délicats y parvenaient sans trop de peine ; mais quelques natures robustes en étaient réduites, comme les Romains de la décadence, à se fourrer les doigts dans le gosier, pour divorcer avec le bol alimentaire. Ces nausées et ces maux de cœur, moralité de l’anthropophagie, prouvent que chez les honnêtes sauvages, dont nous faisons la biographie, l’estomac n’était pas à la hauteur de la vengeance ; s’ils se décidaient à manger du Mirañha, ce n’était point par appétit de chair humaine, comme on l’a prétendu, mais seulement par esprit de rancune et pour appliquer à une nation ennemie la loi du talion. Le dernier banquet de ce genre, chez les Mesayas, remonte à 1846.

Le système théogonique de ces Indiens admet un être supérieur, puissance créatrice et force motrice de l’univers, qu’à l’exemple des anciens Quechuas, ils craignent de nommer. La manifestation visible de ce Dieu est l’oiseau Buêqué, charmant sylvain à la chappe or et vert, au poitrail nacarat, qu’il m’est arrivé quelquefois de tuer et d’emplir de coton, sans me douter que je chargeais ma conscience d’un déicide[1]. D’après les Mesayas, deux sphères, l’une supérieure et transparente, l’autre inférieure et opaque, divisent l’espace. Dans la première habite la Divinité dont les trois attributs sont la puissance, l’intelligence et l’amour. Dans la seconde naissent et meurent les hommes rouges, qu’une récompense ou un châtiment attend au sortir de cette vie. Deux astres, Veï et Yacé (le soleil et la lune), éclairent tour à tour la sphère supérieure. Les étoiles, Ceso, sont d’humbles lampes qui prêtent leur clarté à la sphère inférieure, séjour des hommes.

La notion d’un déluge existe chez ces indigènes. En des temps reculés, les eaux ayant couvert la terre, les Mesayas de cette époque, dont la taille atteignait à la hauteur des plus grands arbres, échappèrent à l’inondation générale en se blottissant sous une canahua, — pirogue, — dont ils avaient tourné vers le sol la partie concave.

  1. C’est le Trogon Couroucou ou Couroucou splendens des naturalistes. Nous l’avons trouvé dans les forêts, entre Pevas et Santa Maria de los Yahuas, avec une autre variété de l’espèce à ventre couleur de saumon.