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nence, douze autres maisonnettes de moindres dimensions sont groupées dans un pittoresque désordre ; seulement celles-ci au lieu d’être édifiées en terre ferme comme les premières, sont construites sur des jangadas ou radeaux, singularité qui mérite d’être expliquée.

Au temps des grandes crues de l’Amazone, l’eau du fleuve après avoir couvert ses plages se précipite dans le lac, monte jusqu’à la colline qui sert de piédouche au hameau de Tahua-miri et la recouvre entièrement. Surpris par l’inondation, les habitants courraient risque d’être noyés dans leur domicile, si les maisons flottantes ne venaient alors à leur secours. À l’aide de ces arches-radeaux, ils s’éloignent du hameau submergé, vont jeter l’ancre dans une anse voisine et attendent que les eaux se soient retirées pour reprendre possession de leur ancien logis.

À l’heure où nous passions devant le hameau de Tahua-miri, les eaux étaient basses et l’éminence qu’il couronne nous apparaissait en entier, toute veinée d’argile bleue et d’ocre rouge. La solitude et le silence régnaient dans la localité. Les seuls êtres vivants que nous aperçûmes, étaient des pigeons blancs perchés sur le chaume d’une toiture et lustrant leurs plumes au soleil.

Ce hameau amphibie situé sur la rive gauche du lac, si nous remontons vers sa source, n’est qu’un avant poste sans importance. La capitale ou chef-lieu, ce que les Chartes Brésiliennes appellent A Villa do Coary, se trouve à quatre lieues de là et sur la même rive.

Nous y arrivâmes vers les six heures. On y célébrait le mariage d’un soldat et d’une femme Tapuyas. Les autorités civile, militaire et ecclésiastique de l’endroit, s’étaient mêlées à la population indigène pour donner plus de pompe et de solennité à cette union locale. La cachassa (tafia) qui coulait à flots depuis le matin, avait empourpré les physionomies et monté les guitares au-dessus du diapason normal. Une invitation de prendre part à l’allégresse générale me fut immédiatement adressée ; je la refusai net sous un prétexte de migraine ; alors on me conduisit dans une chambre attenant à la salle de bal et l’on m’y laissa seul jusqu’au lendemain. Comme la fête dura toute la nuit, que les vociférations de l’assistance, le son des tambourins et des guitares et surtout les effroyables coups de poing appliqués à temps égaux contre la cloison qui me séparait des convives, ne me permirent pas de fermer l’œil un seul instant, je pensai naturellement que le choix de l’appartement qu’on m’avait donné, était une façon Tapuya et quelque peu sauvage, de me punir de mon refus d’assister à la noce.

Le jour venu, je quittai mon hamac et les yeux bouffis par l’insomnie, j’allai visiter la cité de Coary que la veille je n’avais fait qu’entrevoir. Je fus frappé de sa laideur et presque ému de sa tristesse. Qu’on se représente au bord d’une vaste nappe d’un noir d’encre, immobile et comme figée, une pelouse d’herbe rase et jaunie ; sur cette pelouse onze maisons à toitures de palmes, séparées par un espace de cent cinquante mètres, et, un peu en arrière des maisons, une église pareille à la plus pauvre grange, avec ses murs de pisé entr’ouverts et son chaume tombé par places. Ça et là, comme accessoires au tableau, des calebassiers et des orangers plantés au dix-septième siècle par les Carmes portugais qui avaient fondé une Mission du nom d’Arvellos[1] à cet endroit du Coary ; les calebassiers, chauves, tordus et crevassés par l’âge ; les orangers portant au lieu de feuilles et de fruits de longues flammèches d’une mousse blanche appelée salvagina, qui leur donnaient l’air de vieillards perclus, caparaçonnés de flanelle ; qu’on joigne à cet ensemble pour l’animer un peu, cinq ou six vaches maigres errant de porte en porte et semblant demander à l’homme une pâture que la pelouse ne pouvait leur offrir, et l’on aura la représentation exacte de la capitale du Coary.

Si la physionomie de ce fantôme de cité est apathique et morne, en revanche, celle du lac est des plus animées, surtout quand le vent souffle de la partie du sud, ce qui a lieu pendant les mois de septembre et d’octobre. De grosses vagues déferlent contre les berges, les détrempent, en enlèvent des pans et arrosent le seuil des maisons d’une pluie d’écume. La vaste nappe labourée par le vent ne tarde pas à se troubler ; l’ocre et l’argile du fond remontent à la surface et donnent aux eaux noires une nuance gris de fer mélangée de verdâtre, qu’on ne saurait comparer qu’à la pâleur d’un nègre mort.

Durant sept ou huit mois de l’année, le lac de Coary offre aux embarcations un fond de cinq à six brasses ; mais aux approches de l’été son niveau baisse de jour en jour, et, à l’époque de la canicule, ce lac n’est plus qu’un étroit canal sans communication avec l’Amazone. Sa vase, restée à découvert, occasionne alors des fièvres tierces que les habitants de l’endroit conjurent en fuyant vers leurs sitios. Ces sitios sont de petites plantations de manioc ou de café, situées dans l’intérieur des forêts ; chacune d’elles est pourvue d’un ajoupa ou d’une bicoque couverte en palmes.

Paul Marcoy.

(La suite à la prochaine livraison.)



  1. Cette Mission exista d’abord dans le canal Cuchiüara ou San Thomé qui porte les eaux de l’Amazone à la rivière des Purus. Lors de sa descente du fleuve, La Condamine la vit encore en cet endroit. Plus tard, elle fut transférée sur la rive droite du Coary et prit le nom d’Arvellos qu’on avait donné à celui-ci en l’élevant au rang de ville capitale, les premiers néophytes de cette Mission appartenaient aux nations Sorimao, Puru-Puru, Passé, Yuma, Uayupi et Catahuichi.