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que j’arrêtai, me donna l’explication de cette tristesse et de ce silence. On touchait à l’époque annuelle de la décroissance des rivières, et les tortues ne pouvant tarder à déposer leurs œufs sur les plages restées à sec, bon nombre des habitants d’Ega étaient partis à l’avance pour ne pas manquer le moment précis de la ponte des chéloniens[1]. Les uns étaient allés planter leur tente sur les plages du Jurua, d’autres traversant l’Amazone, s’étaient dirigés vers la baie de l’Arênapo et les canaux d’eau blanche qui s’y dégorgent.

J’employai la soirée à m’approvisionner de farine grenue et de poisson salé. Six poules maigres, mais vivantes, me furent données en cadeau par un major de police dont je regrette de ne pas avoir retenu le nom. Si, par hasard, ces lignes tombaient sous les yeux de l’honorable fonctionnaire, qu’elles soient pour lui comme un tribut que ma reconnaissance paye en public à sa volaille.

Nous partîmes avant le jour. Quand le soleil parut, nous étions déjà en dehors de la passe du lac d’Ega-Teffé, et nous longions la rive droite de l’Amazone. Rien d’intéressant ne s’offrit à nous durant cette journée qui me sembla très-longue. À force de bâiller, je réussis à me distraire un peu. Le soir venu, nous cherchâmes des yeux un endroit commode pour bivouaquer ; mais une inextricable végétation recouvrait les plages du fleuve et nous entrâmes dans le lac Juteca, dont l’eau noire nous promettait, à défaut d’autre chose, un repos exempt de moustiques.

Sa vaste nappe, où les étoiles tremblaient confusément, offrait, à cette heure, un coup d’œil magique. La lune, près de se lever, teignait déjà tout un côté du ciel d’un reflet verdâtre sur lequel se profilait, moelleuse et veloutée, la muraille circulaire de la forêt. Ce frais paysage, ensemble de tons neutres et de demi teintes, émergeant des ténèbres comme une création qui s’éveille à la vie, avait je ne sais quoi d’immatériel, de fantastique et de charmant.

Une crue de la petite rivière qui se dégorge dans le lac Juteca, avait élevé son niveau et recouvert ses berges. Dans l’impossibilité d’atterrir sur un point quelconque, nous amarrâmes la montaria aux branches d’un arbre submergé, et, roulés sur nous mêmes comme des hérissons, nous attendîmes, dans cette posture incommode, que Morphée effeuillât sur nous ses pavots. Mes gens, habitués à dormir dans toutes les poses, ne tardèrent pas à fermer les yeux. Au bout d’un instant, tous ronflaient en chœur. J’essayai vainement de les imiter. Une émotion, dont je n’étais pas maître, éloignait de moi le sommeil. Cette émotion était causée par le bruit singulier que j’entendais autour de notre embarcation depuis qu’elle était immobile. En outre, certains objets bruns que je voyais pointer au-dessus de l’eau et dont je ne pouvais apprécier nettement la forme ni définir la nature, m’intriguaient plus qu’il n’eût fallu.

La lune, qui parut bientôt et traça sur le lac un sillon de lumière, me permit de reconnaître, dans ces objets bruns et mouvants, des caïmans en train de prendre le frais. Le besoin de sommeil que je pouvais avoir s’évanouit à l’instant même. Non-seulement je ne quittai plus les monstres des yeux ; mais, dans la crainte qu’il ne prît envie à l’un d’eux d’enjamber le bordage de l’embarcation élevé sur l’eau de huit à dix pouces, je m’armai d’une rame et je dégainai mon couteau de chasse. La rame était comme une proie que je comptais introduire dans le gosier de l’animal au moment où il ouvrirait ses mâchoires ; puis, tandis qu’il essayerait de l’avaler ou de la rejeter, ce qui m’importait peu, un coup de couteau dans les yeux devait l’aveugler et le mettre en fuite.

Mais ces préparatifs belliqueux furent en pure perte. Les caïmans du lac Juteca, soit qu’ils eussent soupé copieusement, soit qu’ils fussent séduits par l’étrangeté du paysage et la beauté de cette nuit sereine, se contentèrent de nager autour de notre embarcation, de geindre amoureusement à la lune et d’empester l’air de cette chaude odeur de musc propre à leur espèce.

Vers les quatre heures, la lune disparut et les sauriens se rapprochèrent du rivage. Délivré de l’appréhension que m’avait causée leur fâcheux voisinage, je tombai dans un engourdissement qui, s’il n’était pas le sommeil, en avait du moins l’apparence. Quand je rouvris les yeux, le paysage féerique de la nuit avait changé d’aspect ; un brouillard épais rampait sur le lac, cachait jusqu’à mi-tronc les arbres de ses rives et ne laissait voir que leurs cimes détachées en vigueur sur le ciel blanchissant de l’aube. Les deux admirables décors que m’offrit tour à tour le lac Juteca, compensèrent jusqu’à certain point l’affreuse nuit que je passai dans son enceinte. Le même jour à midi, nous atteignions l’entrée du lac de Coary.

Ce lac de figure ellipsoïde, a six lieues de longueur sur deux lieues de largeur. Trois petites rivières nées dans l’ombre des bois et venant du sud, du sud-ouest et de l’ouest, le Coary, l’Urucu et l’Uraüa, concourent à sa formation. Deux furos ou canaux, l’Isidorio et le Baüa, le font communiquer dans l’est avec le lac Mamia et la rivière des Purus ; de ce même côté, le ruisseau Pera, lui tribute ses eaux et dans le nord, un canal appelé Coracé-miri — le petit soleil — le rattache à l’Amazone.

L’entrée du Coary est assez rapprochée du lit du fleuve, avantage ou désavantage qui distingue ce lac des lacs voisins, lesquels ne communiquent avec l’Amazone qu’au moyen de canaux d’une étendue souvent considérable.

Le premier détail qu’on relève en entrant dans le Coary, est un petit hameau composé de six maisonnettes à toit de chaume placées sur le sommet d’une éminence. L’endroit a nom Tahua-miri. Au pied de l’émi-

  1. On a pu voir dans notre monographie des Conibos de la Plaine du Sacrement, que les indigènes épient ce moment avec d’autant plus de vigilance, qu’il est pour eux une occasion de s’approvisionner de tortues, après que ces animaux ont déposé leurs œufs dans le sable.