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notre pilote, de l’avenir riant que leur préparait leur futur missionnaire.

Le disque du soleil touchait le bord de l’horizon, quand nous atteignîmes l’entrée du furo Camara, une des bouches du Purus. En remarquant que le courant de ce canal était celui du fleuve et remontait du nord au sud vers la rivière des Purus, au lieu de descendre du sud au nord vers l’Amazone, je soupçonnai la Condamine d’avoir commis une bévue hydrographique, que, depuis un siècle, nos cartographes reproduisaient sans s’en douter. Les approches du soir m’interdisant toutes recherches à cet égard, je dus remettre au lendemain la vérification d’un fait qui me semblait au moins bizarre. Nous soupâmes et nous dormîmes dans le voisinage de la prétendue bouche des Purus, sur une plage humide et molle, où l’empreinte de nos individus resta moulée en creux.

L’aurore me trouva debout, le corps un peu refroidi mais l’esprit dispos. Sans m’arrêter à l’air bourru de mes rameurs et aux réflexions aigre-douces de mon pilote, qui prétendait qu’avec ma manière de voyager on risquait fort de n’arriver jamais, je fis rallier le canal Camara dans lequel nous nous engageâmes. Après trois heures de descente, nous traversâmes un lac d’eau noire appelé Castañha qui me parut avoir deux lieues de circuit ; sa rive était bordée de grands roseaux, d’alismacées et de ces pontederia crassipes dont le pétiole, gonflé d’air, rappelle la vessie natatoire d’un poisson. Rapidement poussés par le courant de l’Amazone, nous dépassions, une heure après, un second lac d’eau noire appelé Lago da Salsa. Au lieu des fourrés de salsepareille que ce nom portugais semblait nous promettre, nous ne trouvâmes, au bord du lac, qu’une hutte d’Indiens Muras abandonnée par ses propriétaires ; des débris de poteries et des plumes de vautour harpie jonchaient le sol.

À trois heures après midi, nous relevions, mais cette fois à notre gauche et sans le traverser du nord au sud, comme nous avions fait de ses voisins, un lac du nom de Haayapua. Son eau était noire comme celle des lacs Castañha et da Salsa et la végétation de sa rive, sauf quelques massifs d’ambaubeiras qui dépassaient les têtes des roseaux, était identique à la leur. Au dire du pilote, deux lieues seulement nous séparaient de la rivière des Purus à laquelle aboutissait le canal Camara.

Nous débouchâmes enfin sur la grande rivière. Mes gens, croyant toucher au terme de leurs maux, la saluèrent d’une exclamation joyeuse. Déjà ils ramaient vigoureusement pour atteindre le milieu de son lit dont le courant rapide devait les remettre bientôt dans l’Amazone, lorsque d’un geste je contins leur ardeur. J’avais résolu de relever, l’une après l’autre, les bouches-canaux de la rivière des Purus, et mis en goût de découvertes par mon exploration du canal Camara, je n’eus garde de passer outre. Je fis donc rallier la rive gauche du Purus que nous longeâmes pendant une heure, puis en voyant le soleil près de disparaître, je donnai l’ordre d’atterrir et de tout préparer pour notre bivac.

Le lendemain je continuai ma descente de la rivière. La veille, au sortir du canal Camara, j’avais relevé à ma gauche un lac d’eau noire du nom d’Abufaro, puis, un peu plus loin, à ma droite et en face d’une île d’une lieue de circuit, appelée Isla dos Muras, la seule qu’on trouve sur le Purus, l’embouchure d’un affluent qui fait communiquer le Purus avec le Madeira. Deux lacs d’eau noire avaient succédé à cet affluent.

Cette rivière des Purus, dont je suivais le cours, tout en examinant la physionomie de ses rives, me parut la digne sœur de l’Ucayali. Ses nombreux circuits, ses eaux un peu troubles et dont le ton jaunâtre rappelait celles de notre Apu-Paro, ses longues plages de sable que les approches de l’été découvraient déjà, tout, jusqu’à la végétation de ses bords, composée de palmiers nipas, de ficus, d’ingas, de tahuaris et de plusieurs variétés de cécropias, me remettait en mémoire ma traversée de la Plaine du Sacrement et mes relations amicales avec ses indigènes.

Ces pensées rétrospectives, auxquelles je me laissais aller complaisamment, furent interrompues par une observation de mon pilote. Nous approchions du furo Aru, un des canaux-trompes au moyen duquel, d’après la Condamine et ses continuateurs, la rivière des Purus se dégorge dans l’Amazone. Cinq minutes après, nous étions par son travers. À ma grande surprise, je vis le courant de ce canal venir à notre rencontre, au lieu de filer devant nous. — Et de deux, pensai-je. — Ce second dégorgeoir du Purus était, comme le Camara, un bras de l’Amazone.

Impatient de continuer une enquête dont les résultats étaient si satisfaisants, j’ordonnai à mes hommes de remonter le canal Aru, qui devait nous ramener dans le lit du fleuve. Jusque-là, l’obéissance de ces honnêtes Tapuyas avait été à peu près passive, et, sauf une grimace qu’ils ne parvenaient pas toujours à dissimuler, lorsque, pour passer d’un point à un autre, je les obligeais de substituer un système de lignes courbes à la ligne droite, je n’avais jamais eu à me plaindre de leur service ; mais en recevant l’ordre de refouler le courant de l’Aru, la patience parut leur échapper. Le pilote jeta sa pagaye à ses pieds, les rameurs se croisèrent les bras et l’embarcation, livrée à elle-même, suivit en tournoyant le fil de la rivière. J’avoue qu’à ce moment la colère me jeta hors des gonds. Je sautai sur la pagaye abandonnée, que je pris à deux mains et, dans l’attitude d’Hercule se disposant à assommer Cacus, je fis mine de la briser sur la tête de mon pilote. L’homme jeta un cri, se renversa en arrière, joignit les mains et me pria de l’épargner. Non-seulement j’accueillis sa prière, mais je lui tendis sa pagaye, qu’il reprit et plongea immédiatement dans l’eau. Les rameurs étaient restés stupéfaits devant ce jeu de scène. J’achevai de les terrifier en leur déclarant qu’à mon arrivée à la Barra do Rio Negro, je me plaindrais à l’autorité de leur mutinerie et les ferais enrôler sur-le-champ dans l’honorable corps des Lapins ferrés ou soldats de police.

Un enrôlement de ce genre est, avec la petite vérole, ce que redoute le plus un Indien Tapuya. Je vis mes