Page:Le Tour du monde - 15.djvu/155

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

1672 par Francisco da Motta Falcao, l’ingénieur de la forteresse, laquelle allée ombrageait tout le côté de Moura exposé au couchant.

Rien ne reste de Manao dont nous achevons de tracer l’épure. Église, maisons, orangers sont rentrés en terre sans qu’un seul rejeton, issu des graines de ceux-ci, croisse à la place qu’ils embellirent si longtemps. L’emplacement qu’occupa la cité est reconnaissable à des excavations circulaires qui s’étendent jusqu’au pied de la forteresse. Ces excavations sont des sépultures. Quelques-unes gardent encore, intactes ou brisées, les jarres en terre cuite dans lesquelles les Manaos déposaient leurs morts. Ces vases, d’une pâte grossière et d’une couleur rouge-brun obscur, sont au rez du sol. Leur hauteur varie de soixante-dix centimètres à un mètre ; le diamètre de leur orifice est de quarante centimètres environ. D’informes dessins, losanges, zigzags, chevrons, billettes, sont tracés en noir sur leurs flancs. Certaines ont un couvercle ; mais la plupart sont béantes et vides. Des corps qu’elles ont contenu, il ne reste pour l’enseignement des curieux qu’un mélange de cendre humaine et de poussière apportée par le vent.

La ville moderne où nous abordons est appelée par les Brésiliens A Barra do Rio Negro. Elle est située à l’est de la forteresse. Une distance de mille pas géométriques sépare ses dernières maisons de l’emplacement qu’occupait Manao. Son assiette est très-inégale. Sur quelques points, les renflements du sol dépassent en hauteur le faîte des toitures, ce qui serait pittoresque si ce n’était absurde. Une rue artérielle, longue, large, onduleuse, accidentée çà et là par l’empiétement d’un mur de clôture ou la saillie d’un mirador, partage la ville du sud au nord. À cette rue se rattachent quelques ruelles qui aboutissent dans l’est à des pelouses nues, dans l’ouest à de grands espaces arides. Trois ruisseaux pourvus de passerelles serpentent à travers cet ensemble et servent de docks ou bassins à la flottille commerciale du lieu. Goëlettes, sloops, égariteas, viennent s’y radouber, attendre un chargement quelconque ou s’abriter contre les trevoadas, tempêtes brésiliennes qui se déchaînent sur le Bas-Amazone et dont l’influence se fait sentir à plusieurs lieues dans l’intérieur du Rio Negro.

Ces navires locaux, assez mal construits, mais enluminés de vert gai, de bleu céleste et de jonquille, portent, au lieu des noms profanes accoutumés chez nous, des noms de saints et de saintes tirés du calendrier portugais. Pareil usage qui n’est, dit-on, qu’une ruse ingénieuse employée par les armateurs des petits navires, impose en quelque sorte à l’habitant du ciel l’obligation de veiller sur la coque de son homonyme terrestre et de la préserver des coups de vent, des bancs de sable et des écueils. Au reste, il est sans exemple qu’un de ces patrons vénérés ait laissé perdre le bateau placé sous son invocation. Ajoutons que la pacifique flottille fait merveille dans le paysage et distrait agréablement les yeux de la monotone répétition des façades blanches, des toitures rouges et des pelouses jaunes.

La ville de la Barra est peuplée d’environ trois mille habitants, dont les deux tiers constituent sa population sédentaire, et l’autre tiers, sa population flottante. On y compte cent quarante-sept maisons. Ces maisons sont vastes, bien aérées, mais généralement dénuées de confort et de meubles meublant. Toutes ont des jardins ou des jardinets mal entretenus et fort peu sarclés. Les mauvaises herbes y abondent et les serpents y sont assez communs. Ce n’est qu’en tremblant qu’on y cueille des roses et des haricots. Si nous disons rose plutôt qu’œillet, et haricot plutôt que lentille, c’est que la rose à cent feuilles et le haricot blanc ou rouge, sont la fleur et le légume qu’affectionnent le plus les deux sexes de la Barra. La rose est cultivée par la femme qui en respire le parfum et en orne sa chevelure ; le haricot est cultivé par l’homme qui l’accommode au lard et le donne en pâture à son estomac. Ce mets substantiel figure chaque jour, et plutôt deux fois qu’une, sur les meilleures tables.

Les habitants de la Barra sont exclusivement voués au commerce. Les uns le font en gros, les autres en détail. Les commerçants en gros reçoivent du Haut-Amazone du cacao, du café, du rocou, de la salsepareille, des graisses de tortue et de lamantin, des huiles d’andiroba, de copahu et autres denrées dont l’énumération n’a que faire ici. Ces produits leur arrivent par lots minimes et sont emmagasinés par eux en attendant qu’ils aient pu compléter le chargement d’un petit navire. Alors ils les expédient au Para, où quelques-uns de ces produits sont consommés sur place et d’autres exportés en Europe.

Les commerçants en détail ont des caves-boutiques qui rappellent les Tiendas-bodegons des villes du Pérou. Au volet extérieur de leur devanture pendent un mouchoir à carreaux, un rouleau de cordages, une botte de paille, destinés à servir d’enseigne et à attirer le regard des passants. Comme l’Olla podrida des Espagnols, ces boutiques réunissent les choses les plus estimables et les moins homogènes. On y trouve des étoffes et du saindoux, des saucissons et des rubans, de la viande salée et des chapeaux de paille, du tafia, des souliers à clous, des légumes secs, des clous à bordage et cent autres articles d’une utilité reconnue.

Malgré ce que nous avons pu dire en commençant du plan géométral de la Barra, de l’ondulation de sa grande rue et de ses pelouses jaunies, l’aspect de cette ville ne laisse pas d’impressionner agréablement l’individu qui, comme nous, l’aborde au sortir des villages du Haut-Amazone, encore plongés dans une pénombre de barbarie. Le titre de capitale de province que lui donnent les statistiques et qu’elle doit à ses maisons à miradors, à sa flottille polychrome, au mouvement commercial dont elle est le centre, ce titre explique et justifie certain luxe de redingotes et de robes à falbalas qu’on y remarque en arrivant. À l’adoption de nos modes françaises par les bourgeois de la localité, à la chemise entière que portent les Indiens au lieu de la demi-chemise économique des villages d’en haut, on reconnaît bien vite que la