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à l’énorme carrure n’est plus aujourd’hui qu’un méchant trapèze d’ocre et de sable, à peu près dénudé et dont une extrémité plonge dans l’eau comme la guibre d’un navire à demi submergé.

À partir de ce point, l’Amazone, dont la largeur considérablement accrue depuis notre sortie d’Ega, atteint presque à deux lieues, l’Amazone n’a sur sa rive droite, durant un assez long trajet, qu’une série d’îles qui se succèdent sans interruption, et, sur sa rive gauche, que quelques lacs de grandeur variable dont nous voyons, en passant, s’ouvrir et se fermer les bouches noires.

Nous sommes arrivés au confluent du Rio Negro. La rive gauche, que nous côtoyions depuis un moment, s’interrompt pour faire place à une vaste baie formée par la jonction du fleuve et de son affluent. Nous traversons cette baie et, ralliant le bord, nous remontons pendant trois heures dans le nord-nord-ouest pour atteindre la barre de la rivière et la ville qui l’avoisine.

La lenteur avec laquelle nous avançons, permet d’étudier le paysage dans ses moindres détails. Deux talus d’ocre rouge qui se développent parallèlement jusque dans les profondeurs de la perspective, forment les doubles rives du Rio Negro, large à cet endroit de près d’une lieue. Sur ces talus se dressent les plans des forêts dont le vert, assombri par le reflet des eaux noires, passe dans l’éloignement au bleu d’indigo et se fixe à l’horizon dans une teinte neutre d’un velouté exquis. Un ciel de cobalt que ne voile aucune vapeur, que ne traverse aucun nuage, étend sur le décor sa splendide coupole.

Rien de plus bizarre et en même temps de plus magnifique que ce vaste panorama peint avec quatre couleurs distinctes et superposées, qui se joignent sans se confondre et se font valoir l’une l’autre ; reproduites par l’artiste sur une toile, ces zones de bleu cru, de noir d’encre, de rouge étrusque et de vert sombre, formeraient une gamme de tons fausse, criarde, épouvantable à l’œil ; mais la nature, qui se rit des tentatives de l’artiste et des combinaisons de l’art, n’a eu qu’à rapprocher ces couleurs disparates et à prononcer sur elles son magique fiat lux, pour que la lumière et l’air les enveloppassent d’un double fluide, et qu’une harmonie souveraine résultât de leur désaccord apparent.

La découverte de l’embouchure du Rio Negro remonte à 1637. Elle est attribuée à un capitaine Pedro da Costa Favella, qui accompagnait Teixeira dans son expédition à Quito. L’ancien nom de cette rivière était Quiari. Dans le voisinage de ses sources, les indigènes l’appellent encore Uénèya. Trente ans après la découverte qu’en avait fait Favella, les Portugais qui remontaient son cours pour la première fois lui donnèrent le nom de Rio Negro ou Rivière Noire, à cause de la teinte obscure de ses eaux, qu’ils crurent provenir des sources de bitume que ces eaux rencontraient dans leur trajet du nord au sud.

En 1669, une forteresse en pisé fut construite près de sa barre pour défendre les villages et les populations de l’intérieur[1] contre les pirateries des Indiens Muras, ces Uscoques de l’Amazone, dont nous avons parlé en temps et lieu. Le général d’État, Antonio de Albuquerque Coelho, fut le promoteur de cette mesure à la fois belliqueuse et conservatrice, Francisco da Motta Falcao, l’ingénieur chargé des travaux de la forteresse, et Angelico da Barros, son premier commandant. Si ces noms historiques n’éveillent aucun souvenir dans l’esprit du lecteur, ce n’est pas notre faute.

Pendant un demi-siècle, cette forteresse et sa garnison animèrent seules la solitude de la barre du Rio Negro. En 1720, un village y fut édifié par ordre de l’autorité supérieure. Quelques Portugais, mêlés à des Indiens Manaos, Cahiarahis, Coërunas et Yumas, formèrent sa population. De ce village, revu, embelli, augmenté, Xavier de Mendonça Furtado, dix-neuvième gouverneur du Para, fit, en 1758, la ville de Moura, peuplée de six mille habitants, s’il faut en croire les statisticiens de cette époque.

Tout semblait présager à la nouvelle ville un avenir prospère, lorsqu’une petite vérole des plus malignes s’abattit sur elle, et des quatre tribus indigènes dont se composait sa population, en retrancha trois : les Cahiarahis, les Coërunas, les Yumas. Restés seuls habitants de la cité, les Manaos substituèrent au nom qu’elle portait celui de leur tribu ; puis ce changement de Moura en Manao ne leur paraissant pas assez radical, ils démolirent la ville de Mendonça Furtado et utilisèrent ses matériaux pour en bâtir une autre.

Cette ville de leur façon n’eut que trois rues, symbolisant la Sainte-Trinité. Une très-longue en honneur de Dieu Père, cette première se dirigeant au nord ; deux autres moindres, une au levant, une au couchant, en souvenir du Fils et du Saint-Esprit. Une église carrée dont la façade était tournée au sud, fut le moyeu auquel se rattachèrent ces trois jantes. À en juger par son dessin géométral, Manao, vue à vol d’oiseau, dut ressembler étonnamment à un T majuscule, placé en sens inverse.

Disons à la décharge des architectes manaos que, tout en bouleversant de fond en comble l’ancienne ville pour en extraire ce chef-d’œuvre à trois pattes, ils surent respecter une magnifique allée d’orangers, plantés en

  1. Cinq ans après la première exploration du Rio Negro, dix-neuf bourgades étaient fondées sur ses deux rives. Ces bourgades qui prirent plus tard le titre de villes, échangèrent contre un nom portugais le nom qu’elles tenaient des populations indigènes. Ainsi l’ancienne Aracari devint Carvoeiro, Cumaru eut nom Poiares, Barcellos succéda à Mariüa, Moreira à Cabuquena, Thomar à Bararoa, Lama Lunga à Dari, ainsi des autres jusqu’à San José de Marabitanas, village fortifié qui, du côté de la Nouvelle-Grenade, séparait les possessions du Portugal de celles de l’Espagne.

    De ces dix-neuf villes, il reste à peine aujourd’hui trois villages. Quant aux vingt-deux castes indigènes, primitivement établies sur le Rio Negro et qui servirent à les peupler, ces castes sont représentées de nos jours par les descendants des tribus Barré et Passé, à demi chrétiens, à demi abrutis et répandus sur les rives de l’Iça. Une seule tribu originaire du Rio Negro est restée fidèle à la barbarie de ses pères, c’est celle des Macus que les Brésiliens des alentours du Japura qualifient d’hommes-singes et chassent à coups de fusil de leurs domaines où ces Indiens, pressés par la faim, viennent dérober quelquefois des fruits et des racines.