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sauvagerie est restée en arrière et qu’on a devant soi un de ces entonnoirs appelés capitales, où tous les courants géographiques, intellectuels, politiques et commerciaux d’une contrée viennent aboutir.

L’emploi de mes journées, durant mon séjour à la Barre, fut consciencieusement reparti entre le travail, les bains, les siestes et les promenades. La maison que habitais n’avait d’autres meubles qu’une table en bois grume et un hamac, qui selon l’heure me servait de siége ou de lit ; mais elle était silencieuse et nul bruit importun n’y troubla jamais mes rêveries ou mon sommeil. Soir et matin, je descendais à la rivière pour y faire mes ablutions et regarder sa vaste nappe, noire comme l’ébène, limpide comme le cristal et toujours magnifique, soit que le soleil la glaçât de rose ou de pourpre, selon l’heure de la journée, soit que la lune semât une traînée de vif argent ou que les étoiles la criblassent de milliers de points lumineux. Que d’heures charmantes j’ai passées étendu sur le sable blanc de sa rive, avec de l’eau jusqu’à mi-corps et mes deux bras pour oreiller, aspirant les tièdes parfums répandus dans l’air, écoutant les vagues rumeurs qui se dégageaient du silence et regrettant de ne pouvoir vivre et mourir dans cette posture !

Les forêts de la Barre où je poussai quelques reconnaissances, ne m’offrirent d’autres raretés végétales que des Orobanchées, des Chamœdoreas aux stipes grêles et la répétition obstinée des espèces qui croissent dans le voisinage des eaux noires, espèces que déjà j’avais vues ailleurs. Ces forêts, qu’un Européen débarqué de la veille et trompé par le luxe apparent de leur végétation, eût crues vierges et immaculées, étaient des Capouëras. On désigne au Brésil par ce nom emprunté à l’idiome tupi, des forêts autrefois défrichées et retournées à l’état naturel par suite de l’abandon des cultivateurs. Une chose que nos botanistes parisiens ignorent peut-être, c’est que la forêt tropicale sur laquelle l’homme a porté autrefois la main, ne recouvre jamais sa splendeur native, fût-elle abandonnée à elle-même pendant un siècle[1]. Certains diront que ce stigmate indélébile est le sceau qu’en sa qualité de roi de la création, l’homme appose sur sa conquête ; d’autres penseront que cet infortuné bipède a, comme les harpies de la Fable, la triste faculté de souiller et de flétrir tout ce qu’il touche.


Ruines de la forteresse de la Barre du Rio Negro.

Si je ne découvris dans ces bois pollués ni fleurs exquises, ni fruits étranges, j’y trouvai une scierie de planches dirigée par un Écossais et mise en mouvement par l’eau noire d’une petite rivière. L’homme m’expliqua sa machine et m’en énuméra les avantages avec une telle loquacité et dans un patois anglo-portugais si étrange, que je ne compris rien à ses explications. Mais à l’enthousiasme dont rayonnait le front de l’individu ; aux éclairs que lançaient ses yeux d’un bleu de faïence, je jugeai que j’avais affaire à un industriel certain du succès de son industrie et supputant déjà en idée les sommes fabuleuses qu’elle devait lui rapporter.

Comme un dédommagement de l’indigence des forêts qui l’entourent[2], la Barre offre aux amateurs de paysages quelques points de vue assez remarquables. Dans le nombre, il en est deux qui se recommandent à l’attention par leur caractère diamétralement opposé. Esquissons-les en quelques lignes pour éviter aux voyageurs qui nous succéderont la fatigue et l’ennui d’aller à leur recherche.

Le premier de ces points de vue a pour observatoire naturel le balcon de bois de Notre-Dame des Remèdes, humble chapelle à toit de chaume située à l’est de la Barre, en rase campagne. De cet endroit, comparativement élevé, on embrasse d’un seul regard les maisons de la ville, leurs cours, leurs jardins et leurs jardinets, les

  1. Nous avons vu de ces forêts abattues vers la fin du seizième siècle, puis abandonnées à elles-mêmes depuis cette époque et qui gardaient encore les traces de ce défrichement. En outre, une remarque que nous avons pu faire maintes fois en nous promenant à leur ombre, c’est que les arbres, les plantes et les lianes dont ces forêts se couvrent après leur mutilation, sont pour la plupart, d’espèces différentes de celles qui y croissaient au principe.
  2. Nous n’entendons parler ici que des seules forêts autrefois défrichées qui touchent à la ville. Celles de l’intérieur du Rio Negro, renommées pour leur flore et leur faune abondent en espèces végétales précieuses et en animaux rares et curieux.