Page:Le Tour du monde - 15.djvu/158

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

ruisseaux-docks, les ponts de bois, les navires à l’ancre et les pelouses d’alentour. Au nord, à l’est, au sud, on voit la ligne des forêts enserrer le tout comme un mur d’enceinte, et à l’ouest, apparaître, entre deux falaises, un large morceau du Rio Negro, pareil à un fragment de marbre noir enchâssé dans une mosaïque.

Le second paysage se révèle à l’observateur placé sur la colline qui forme le soubassement de la forteresse écroulée. Moins riche en détails que le premier, il l’emporte sur lui par la grandeur des lignes et la majesté de l’ensemble. Il est composé d’une seule courbe du Rio Negro, longue de trois lieues, large d’une lieue, bordée du sud au nord par l’étroit liséré des berges et la muraille des forêts. Au coucher du soleil, ce paysage, simple nappe d’eau noire qu’aucun souffle ne ride, qu’aucun oiseau n’effleure, prend un aspect étrange et presque funèbre ; on dirait un drap mortuaire étendu sur les castes défuntes de cette partie du pays.

Le cimetière manao, dont nous avons parlé, occupe le versant oriental de cette colline. L’antiquaire en y cherchant ces jarres-cercueils dans lesquelles les anciens Manaos plaçaient leurs momies, trouvera après quelque cents pas faits au sud, dans un pli du terrain, deux chapiteaux de marbre blanc, qui ne lui rappelleront aucun des ordres d’architecture mentionnés par Vitruve et Vignole. Ces chapiteaux, pyramidions à quatre pans, courts, trapus, avec listel et doucine à leur base et du genre de ceux qui décorent le faîte des tombeaux étrusques, ces chapiteaux portent à leur sommet un ornement sphérique et côtelé qui ressemble à la capsule ligneuse et déhiscente du hura crepitans, ou, pour parler un langage plus simple, à un melon du genre cantaloup avec ses côtés en saillie. Une croix surmontait ce bizarre ornement.


Jarre funéraire des Manaos.

À la vue de ces débris, que l’air, la pluie, le soleil et la lune ont rongés de concert et dont le marbre s’émiette entre les doigts, si l’antiquaire pouvait croire à l’existence d’une Ninive américaine disparue depuis des siècles et qu’un heureux hasard lui a fait découvrir, il se tromperait lourdement.

Ces chapiteaux pointus datent du dix-huitième siècle et formaient le couronnement des piliers de démarcation (padroëns) destinés par les Portugais à marquer les limites du Brésil du côté de la Guyane Hollandaise, du Vénézuela, de l’Équateur et du Pérou. Taillés et sculptés à Lisbonne, ils avaient été envoyés au Para et de là expédiés à Manao pour y être répartis de la façon suivante : un devait être placé à Sau Joaquin sur le Rio Branco ; un autre à San José de Marabitanas sur le Rio Negro ; un troisième sur la rivière Iça ; un quatrième et dernier à Tabatinga sur le Haut-Amazone. Mais le destin qui se rit des projets des hommes et des piliers de marbre blanc, disposa de ces padroëns à sa fantaisie ; deux d’entre eux, partis pour la Guyane et le Vénézuela, allèrent s’échouer devant Barcellos, sur le Rio Negro, où le sable les recouvre aujourd’hui, les deux autres, au lieu de remonter l’Iça et le Haut-Amazone, restèrent étendus entre Manao et sa forteresse, à l’endroit où nous les voyons.

Le dessin que nous donnons d’un de ces padroëns le reproduit dans son intégrité native et tel qu’il sortit, en 1750, de l’atelier du marbrier lusitanien[1].

Et puisque nous sommes en goût d’antiquités, disons qu’une des maisons de la Barre garda longtemps devant son seuil, auquel elle servait de marche, une statue en grès trachytique, représentant un homme singe assis, aux paupières mi-closes, aux bras croisés sur le thorax. Cette icone que les gamins de la ville s’appliquaient volontiers à rendre de plus en plus fruste et méconnaissable, avait été découverte au dix-septième siècle sur les frontières de la Nouvelle-Grenade, du côté du Brésil et près des sources de rivière Uaüpès, par des carmes portugais en tournée. Frappés de l’étrangeté de cette œuvre païenne, ils l’avaient recueillie et transportée par eau jusqu’à leur Mission de Nossa Señhora das Caldas, sur le Rio Negro, où ils en avaient fait une marche d’autel. Plus d’un demi-siècle après l’extinction de la Mission carmélite, un Brésilien en quête de salsepareille retrouva cette statue à demi enfouie dans le sol et s’en servit pour lester son égaritéa. Longtemps ballottée à fond de cale sur le Rio Negro et ses affluents, l’icone vint un jour s’échouer à la Barre et y resta stationnaire.

En 1847, un comte voyageur, qui descendait officiellement l’Amazone et s’arrêtait à la Barra, vit cette icone couchée en travers d’une porte, s’éprit pour elle d’une passion subite, et, l’ayant demandée à son propriétaire, qui ne put la lui refuser, l’emporta triomphalement en France et en gratifia notre musée du Louvre.

Mais, en remettant sa conquête artistique au conser-

  1. Ces piliers de marbre destinés à remplacer les piliers de bois que les Portugais avaient employés jusqu’alors pour la délimitation de leurs frontières, se composaient de trois pièces qu’on plaçait et déplaçait à volonté ; la base ou piédestal, le pilier proprement dit et le pyramidion qui lui servait de chapiteau. Entre le sommet et la moulure du pyramidion était gravée l’inscription suivante : Sub Joanne V. Lusitanorum Rege Fidelissimo. Au bas de cette plinthe, sous les armes de Portugal : Sub Ferdinando VI Hispaniæ Rege Catholico. Sur la face du pilier : Ex Pactis Finium Regundorum Conventis Madriti Ibid. Januar. M.D.CC.L. Et enfin sur le piédestal : Justitia et Pax Osculatæ sunt.