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À la chaudronnerie sont confectionnées les chaudières aux formes variées, âme de toutes les machines. À la forge de grosses-œuvres (ainsi nommée parce qu’on y travaille les plus grosses pièces) sont patiemment façonnés les arbres de couche gigantesques qui meuvent l’hélice des bateaux à vapeur. Le marteau-pilon que nous avons déjà vu en œuvre dans la forge à l’anglaise, a seul permis d’élaborer ces imposantes masses, et le travail est magnifique à voir, quand la pièce, sortie du four chauffé à blanc, est dirigée sous le marteau par une escouade d’hommes vigoureux penchés sur elle.

Sous le marteau-pilon sont également achevées les roues de locomotives, dont la jante ou cercle de fer est soudée à des rayons de fonte.

À la tournerie, à l’ajustage, on polit sur le tour, ou l’on assemble les pièces ; au montage on les dispose dans leur ordre régulier, on les essaye ; après quoi la machine est défaite et livrée.

Partout fonctionnent le compas et l’équerre. On travaille sur des plans soigneusement dressés, tant pour l’ensemble que pour les détails. Avant de procéder au moulage, des modèles sont préparés en bois, puis en terre. Le modeleur et le mouleur font œuvre délicate d’artistes.

Ferons-nous ici la nomenclature de toutes les machines sorties du Creusot ? Ce serait vouloir se livrer à un inventaire sans fin. La marine marchande et celle de l’État, les administrations de travaux publics, les compagnies de chemins de fer, même celles de l’étranger, l’Angleterre comprise, les grandes industries, les grandes exploitations, envoient et ont de tout temps envoyé des commandes au Creusot. L’usine livre aujourd’hui, nous le savons, cent locomotives par an, deux locomotives par semaine ! Avec son fer, le Creusot fabrique même des ponts, car il est à remarquer qu’à mesure que la pierre et le bois disparaissent, le fer tend à les remplacer. Les ponts en tôle sont principalement construits dans l’atelier de Chalon-sur-Saône. C’est une annexe du Creusot, le Petit-Creusot comme on l’appelle. Créé naguère en vue de fournir les meilleures machines à la navigation fluviale à vapeur, que depuis les chemins de fer ont ruinée, l’atelier de Chalon-sur-Saône s’est transformé, et a fourni aux chemins de fer des ponts pour leurs viaducs. Au lieu de succomber devant ses terribles concurrents, il en a fait ses clients les plus fidèles. Parmi les ponts sortis du chantier de Chalon, il faut citer ceux de Fribourg, de Brest, et celui d’El-Cinca, jeté récemment sur cet affluent de l’Èbre, à trente-cinq mètres au-dessus de l’eau, sans pont de service. L’arche a soixante-quinze mètres de portée. Les voyageurs insouciants, les convois de muletiers endormis sur leurs bêtes, qui traversent maintenant ce pont, sont loin de se douter de tous les efforts que sa construction a coûtés.

Bornons ici cette énumération. Il est temps de parler de l’ouvrier. Nous avons vu la matière passer et se modifier sous nos yeux, arrivons à l’homme, et voyons comment, sous l’intelligente impulsion des chefs de l’usine il s’est à son tour transformé, moralisé par le travail et l’instruction.


III

LES TRAVAILLEURS.


Population de l’usine et de la ville. — Le Morvandiot. — Métamorphose et variété. — Casernes et cités ouvrières. — Le pensionnaire. — Consommation, production, crédit. — L’hôpital et la caisse de secours. — Écoles, cours d’adultes, bibliothèques. — L’éducation professionnelle. — La chapelle et l’église. — La verrerie. — Les notables. — Le Creusot haussmanisé. — Allez-y voir.

Nous avons déjà dit que l’établissement du Creusot occupe aujourd’hui 10 000 ouvriers, et que la ville à laquelle il a donné naissance compte près de 25 000 habitants. Si chaque ouvrier était marié, dirait un statisticien, celui-ci n’aurait donc qu’une moitié d’enfant, ou s’il avait un enfant, une moitié de femme. Il existe en effet de tels exemples ; mais laissons les calculs des statisticiens, tout ingénieux qu’ils soient, et voyons ce qui est en réalité.

Sur les 10 000 ouvriers employés par le Creusot, il faut d’abord en défalquer 1 500, attachés aux mines de fer de Mazenay et d’autres gîtes, et au chantier de Chalon ; restent 8 500 ouvriers vivant tous au Creusot. Ainsi réduit, le chiffre donnerait presque un enfant et une femme à chacun. Néanmoins la triade n’est encore cette fois qu’hypothétique, et une bonne partie des ouvriers sont célibataires. Les marchands, les hôteliers, les cafetiers, tout ce monde de trafiquants qu’entraîne autour d’elle la plus petite comme la plus grande ville, forment l’appoint de la population. C’est le haut et le petit commerce du Creusot. La plupart de ces industriels sont venus du dehors attirés par l’appât du gain. L’ouvrier est au contraire presque toujours enfant du sol, un Creusotin comme on l’appelle. Jadis il se rattachait au type du Morvandiot, et comme tout indigène du Morvan, né au milieu des montagnes granitiques et des forêts de châtaigniers, il se distinguait par une sorte de rudesse et de sauvagerie.

Le travail des ateliers, une hygiène bien entendue, et l’instruction libéralement offerte à tous, n’ont pas tardé à métamorphoser le Morvandiot creusotin. La haute paye de l’usine, si différente du maigre salaire qu’on reçoit dans les campagnes, a permis à l’ouvrier, et cela chaque jour, de manger de la viande, de boire du vin, et de remplacer par une nourriture variée l’ancienne et éternelle pâtée de châtaignes. Le type physique et moral s’est bien vite modifié. Le Morvandiot est petit, aux formes ramassées et d’intelligence étroite ; le Creusotin est plus grand, plus svelte et d’intuition plus vive. Ce n’est pas qu’il n’offre lui-même quelques différences, suivant le travail auquel il se livre. Le mineur-charbonnier, soldat des souterrains, a le teint pâle, la démarche alourdie et comme résignée ; le fondeur, le forgeron, toujours à l’air et devant le feu, ont le teint plus coloré, les formes plus dégagées. Enfin le mécanicien, par la nature même de son travail, qui