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tient presque toujours la tête en jeu, non les bras, a l’œil vif, la figure ouverte, et l’apparence d’un citadin.

Les ouvriers logent en ville, dans des maisons privées, ou dans des casernes bâties par l’établissement ; enfin, dans des habitations indépendantes, dont un groupe forme une cité ouvrière que le Creusot a fait bâtir sur un modèle spécial. Dans cette cité, chaque maison est entièrement isolée de sa voisine, et jouit d’un jardin. Deux pièces au rez-de-chaussée de plafond élevé, larges et bien aérées, bien éclairées, les mansardes en haut, la cave sur le côté, dans le jardin, telle est l’habitation que le Creusot donne à ses mineurs, mieux partagés, on le voit, que bien des petits bourgeois parisiens. Les chefs-ouvriers, les maîtres mineurs, ont des maisons encore plus confortables : il est juste que les caporaux soient un peu mieux traités que les simples soldats.


Chefs-lamineurs de la forge à l’anglaise. — Dessin de A. de Neuville d’après F. Bonhommé.

Le système des logements isolés est aujourd’hui partout admis au Creusot, comme dans presque tous les établissements industriels. Nous avons déjà vu ce principe exclusivement adopté à Épinac, après quelques tâtonnements. Au Creusot un vaste phalanstère, réunissant tous les ouvriers, puis le système des maisons à quatre logements dit système de Mulhouse, parce qu’il a été inauguré dans cette grande ville industrielle, ont successivement échoué. Il n’est pas besoin de s’appesantir sur les avantages et les inconvénients des maisons communes. Les avantages sont de pouvoir bâtir, sur un espace donné, la plus grande quantité de logements possible, et par conséquent d’économiser le terrain ; les inconvénients sont de réunir sous le même toit toutes les familles d’ouvriers, et les ouvriers célibataires. La tranquillité, l’hygiène, la morale, ont également à souffrir de cette sorte de promiscuité. Quand les ouvriers, comme dans les mines, travaillent par postes alternatifs, ceux qui rentrent déragent ceux qui dorment. Le jour, les cris des enfants, les querelles des femmes et souvent la voix des maris qui se mêle à ces concerts discordants, font de la maison commune un séjour intolérable. Je passe sur les atteintes portées à l’hygiène et à la morale. Il faut donc, quand les conditions le permettent, recourir aux habitations isolées, et c’est ce que le Creusot s’est attaché à faire.

Les maisons sont livrées aux ouvriers à prix coûtant, s’ils veulent les acquérir : c’est environ 2000 francs, y compris le terrain. S’ils se bornent à les louer, le loyer est de 5 pour 100 par an de ce capital. Enfin, comme on ne veut exercer aucune pression sur le travailleur, on le laisse libre, s’il n’entend payer de loyer à qui que ce soit, de se bâtir une maison à lui. On fait mieux, on lui fournit pour cela et à prix de revient, tous les matériaux, moëllon, chaux, sable, plâtre, briques, tuiles, bois. Il remboursera le tout sans intérêt par annuités, au moyen de retenues successives sur son salaire. Une certaine partie des ouvriers du Creusot se sont ainsi bâti leur maison, et en sont devenus définitivement propriétaires.

Les logements qu’a fait construire l’usine sont occupés par des familles. Le célibataire loge où il veut, généralement chez l’ouvrier marié, et il y prend pension. Il partage à prix débattu le vivre et le couvert, il a place au feu et à la chandelle comme le soldat en marche dévolu au bourgeois. Les mauvaises langues prétendent que le pensionnaire (c’est le nom qu’on lui donne) outrepasse volontiers ses droits ; mais nous n’avons pas qualité pour vider ici ce grave débat.

Le Creusot n’a pas borné à l’érection des cités ouvrières sa sollicitude pour ses travailleurs. On peut dire qu’il n’a jamais cessé de leur accorder en tout la plus paternelle assistance. Avant même que les sociétés coopératives de consommation, de production et de crédit ne fissent tant de bruit chez nous, et ne vinssent tourner la tête à nos ouvriers, comme si l’on pouvait rencontrer partout les équitables pionniers de Rochdale, le Creusot, fondait en faveur de ses ouvriers des institutions analogues. Éclairé par l’étude continuelle des besoins du consommateur, il créait un établissement de denrées alimentaires, où les principaux objets indispensables à la vie quotidienne, le riz, le café, le sucre, les légumes secs, le lard salé, sont livrés au prix de revient. Voilà pour la consommation. Pour le crédit, nous avons déjà dit comment l’entendait le Creusot, en fournissant à chacun les moyens de bâtir en quelque sorte sans bourse délier. Quant à la production, elle est ici tout entière dans l’usine, et où pourrait-elle mieux