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tentés, n’ont pas fait négliger ceux de l’âme. Entre l’école des filles et celle des garçons se dresse la cure, et plus loin l’église, élégante et de style roman. Dans la vallée où court la voie de fer on a bâti de plus une chapelle, dont les directeurs du Creusot ont fait présent au pays.

Les chefs de l’usine résident dans une grande habitation située sur le plateau qui porte la ville. L’édifice, assez confortable, porte le nom de Verrerie, et nous savons pourquoi : on a fait au Creusot du cristal, avant d’y faire du fer.

De la terrasse de cette résidence, qui tourne heureusement le dos à l’usine, on jouit d’un superbe coup d’œil. Devant soi on a le parc, dont la nouvelle forge brûle quelque peu les derniers arbres par ses chaudes émanations ; puis la cité ouvrière de la Villedieu. À l’horizon se dresse comme un énorme cône le mont Saint-Vincent, point culminant du département de Saône-et-Loire. À droite, à quelque distance, est le mont Cenis, non pas celui qu’on traverse en diligence en allant de Savoie en Piémont, mais un mont Cenis plus humble, qui a cependant soutenu des siéges, s’il faut en croire la légende et les ruines d’un vieux castel démantelé. Enfin, à gauche, au milieu d’une plaine bien cultivée, s’allonge comme une ligne indécise le canal du Centre, sur les bords duquel sont les houillères de Montchanin, de Blauzy et du Montceau que nous allons bientôt visiter.


Contre-maître forgeron au marteau-pilon de la forge de grosses-œuvres. — Dessin de A. de Neuville d’après F. Bonhommé.

L’habitation de la Verrerie n’est pas distincte de la ville du Creusot. Celle-ci occupe le plateau et le versant compris entre les hauts-fourneaux et la nouvelle forge. L’aspect de la ville est sévère, comme celui de tout centre industriel. Le jour, les hommes sont à l’ouvrage ; le soir, ils rentrent fatigués et s’endorment. On n’entend plus, la nuit, que la grande voix des machines dont quelques-unes, comme celles qui soufflent les hauts-fourneaux, ne s’arrêtent jamais.

Le dimanche seulement, la ville offre un peu d’animation. Les hommes, les femmes, en grande toilette, partent pour la promenade. Bien des couples sont suivis de l’inévitable pensionnaire. Les plus notables parmi les habitants, les ingénieurs, les chefs de service, les médecins, les premiers employés, forment l’état-major de l’usine. C’est là le monde élégant du Creusot, et il est, comme dans toutes les grandes villes, bienveillant, poli, hospitalier. Il peut aussi revendiquer sa part dans les succès que nous avons constatés.

Les directeurs de l’établissement concentrent tous les services. Ce sont les grands feudataires de l’endroit, mais des feudataires accessibles, familiers. Tout leur temps est donné au travail industriel, car il n’y a pas de temps à perdre dans cette usine qui, à elle seule, occupe dix mille bras, fait marcher un chemin de fer et tient un télégraphe en haleine.

La ville a des rues larges, bien pavées, tirées au cordeau ; elle a aussi des quartiers neufs, coquets, et les principes de M. Haussmann ont révolutionné jusqu’à cette cité paisible et travailleuse. De larges places, des boulevards, des squares, ornent aujourd’hui le Creusot. Il a eu de tout temps ses fontaines, ses établissements de bains, son marché. II est resté fidèle, pour l’éclairage, à l’huile de schiste, sans doute à cause du voisinage d’Autun ; mais bientôt il sera éclairé au gaz comme l’usine. Si j’ajoute qu’on rencontre dans la ville fort peu d’agents de police et de gendarmes, et que les habitants ont appris à se garder eux-mêmes, n’aurai-je pas fait le tableau dune ville exemplaire, comme en aurait rêvé l’auteur de Télémaque ? Et le tableau n’est pas chargé à plaisir ; il a été fait sur les lieux, d’après nature.

Après tout, le Creusot est aux portes de Paris, et je puis répondre aux fils incrédules de saint Thomas, qui m’accuseraient de faire le portrait de la ville modèle aprés celui de l’usine modèle : « Mes bons amis, allez-y voir. »


IV

LE CREUSOT ET LES FORGES FRANÇAISES.


Résumé des progrès du Creusot. — Reconstruction de la forge. — Approvisionnement des minerais. — Abaissement des prix de fabrication et de vente. — Amélioration des qualités produites. — Étonnante augmentation de la production. — Élargissement des débouchés. — Les émules du Creusot.

Les merveilleux développements que nous avons constatés dans l’usine du Creusot étaient projetés même avant l’époque du fameux traité de commerce entre la France et l’Angleterre, c’est-à-dire avant 1860. L’habile gérant de cette usine, qu’aucune mesure ne semble