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Page:Le Tour du monde - 15.djvu/330

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Du côté de l’orient aucune sommité ne frappe nos regards ; la ville se développe dans une plaine continue, à l’embouchure, et sur les rives d’un grand fleuve, que l’on appelle l’Ogawa. Au delà du fleuve les populeux quartiers du Hondjo se perdent dans les brumes de l’horizon. Toute cette partie de Yédo à l’est du Castel nous était encore complétement inconnue ; et aussi loin que notre vue pouvait l’embrasser, nous n’en découvrions pas la fin.

L’immensité de la capitale japonaise cause une étrange sensation. L’imagination, aussi bien que la vue, se fatigue à planer sur cette agglomération, sans bornes, de demeures humaines, toutes marquées, petites ou grandes, d’un même cachet d’uniformité. Nos vieilles cités d’Europe ont chacune sa physionomie propre, fortement accentuée par des monuments de divers âges, unissant à de grands effets artistiques le charme austère des anciens souvenirs. À Yédo, tout est de la même époque et du même style ; tout repose sur un seul fait, sur une seule donnée politique, la fondation de la dynastie des Taïkouns. Yédo est une ville toute moderne, qui semble attendre son histoire et ses monuments.

La résidence même des Taïkouns, considérée à distance, n’offre rien de remarquable que ses dimensions, sa vaste enceinte de terrasses soutenues par d’énormes murailles de granit, ses parcs aux magnifiques ombrages, ses fossés semblables à des lacs paisibles, constamment animés de milliers d’oiseaux aquatiques.

À l’intérieur, on admire les grandes proportions de toutes choses : murailles, allées d’arbres, canaux, portails, maisons de gardes du corps et de gens de service. L’exquise propreté des places et des avenues, le silence profond qui règne aux alentours des bâtiments, la noble simplicité de ces constructions de cèdre aux soubassements de marbre, tout est combiné pour produire un effet solennel, et provoquer ces impressions de majesté, de mystère et de crainte dont le despotisme a besoin pour soutenir son prestige.

Ici, comme dans les temples japonais, l’on ne peut qu’admirer la sobriété des moyens employés par les architectes indigènes pour réaliser les plus hardies conceptions. C’est toujours à la nature qu’ils empruntent dans ce but les ressources les plus puissantes. La salle des audiences du Taïkoun ne possède ni colonnes, ni statues, ni ameublement quelconque. Elle se compose d’une enfilade de vastes pièces très-élevées et séparées les unes des autres par des châssis mobiles, qui atteignent la hauteur du plafond. On les dispose en perspective, comme des coulisses de théâtre, et le fond de la scène ouvre sur les vastes pelouses et les allées d’arbres des parcs avoisinants.

Le trône du Taïkoun est une sorte de divan, exhaussé de quelques marches et adossé à la paroi qui fait face à l’entrée principale. C’est à sa gauche et à sa droite que siégent les résidents délégués de la cour de Kioto, les ministres d’État, les membres du conseil représentatif des daïmios. Dans toute l’étendue de la salle, aussi loin que la vue peut s’étendre, les hauts fonctionnaires de la cour, les princes des provinces féodales, les seigneurs des villes, des châteaux, des districts de la campagne, les hattamotos ou gens de la noblesse impériale, créée par les Taïkouns en opposition à la noblesse territoriale, se rangent par centaines, et, dans les grandes réceptions, par milliers, aux places que leur assigne leur position hiérarchique. Nul bruit ne se fait entendre au sein de cette foule. Tout le monde est sans armes et marche sans chaussure, les pieds emprisonnés dans les plis de grands pantalons traînants. On reconnaît les daïmios à leur haut bonnet pointu et à leur long manteau de brocart, orné, sur les deux manches, de l’écusson de leur famille. Les fonctionnaires du Taïkoun portent un surtout de gaze de soie, s’étalant sur les épaules, sous la forme de deux ailerons fortement empesés.

Toute l’assemblée, divisée en groupes distincts, s’accroupit en silence avant l’arrivée du Taïkoun, sur les épaisses nattes de bambou qui recouvrent le plancher ; puis elle se prosterne devant son souverain aussitôt que celui-ci paraît et jusqu’à ce que, s’étant installé sur son trône, il ait enjoint à ses ministres de recevoir les communications mises à l’ordre du jour de l’audience.

Chaque orateur ou rapporteur se prosterne de nouveau en s’approchant du trône, lorsqu’il est invité à prendre la parole.

Le costume du Taïkoun se compose d’un vêtement de brocart à larges manches, serré au milieu du corps par des cordons de soie, et d’un ample pantalon bouffant, qui recouvre les bottines de velours dont il est chaussé. Il porte, fixée sur le sommet de la tête, une toque d’or, qui rappelle le bonnet des doges.

Quelle décoration plus splendide et plus majestueuse aurait-il pu donner à sa salle du trône, que cette vivante galerie des gloires du Japon, cette auguste assemblée de princes, de seigneurs et de hauts fonctionnaires, personnifiant la richesse, l’illustration, la puissance de l’empire ?

Ce tableau que le Taïkoun voit avec orgueil se dérouler devant ses yeux, c’est l’œuvre caractéristique de Hiéyas. Elle lui appartient en propre, et n’est point la continuation de l’œuvre de Taïkosama. Celui-ci a été le dernier Siogoun. Hiéyas est le vrai fondateur de la dynastie des Taïkouns. Jamais, à la vérité, il n’a reçu pareille qualification. Il a son nom honorifique dans les annales du Japon, et c’est celui de Gonghen-Sama. Quant à l’origine du titre de Taïkoun, elle est toute moderne et ne remonte qu’à l’an 1854.

À cette époque, dans l’une des conférences du commodore Perry avec les délégués du gouvernement japonais à Yokohama, le négociateur américain voulant désigner dans le traité le chef politique de l’empire et se trouvant fort embarrassé de choisir parmi les titres de Siogoun, de Koubosama, et d’autres encore, que les Mikados ont conférés à leurs lieutenants temporels, l’interprète Hyashi proposa de convenir d’une dénomination uniforme, exprimée par les deux signes chinois Taï-Koun, qui signifient grand chef, ce qui fut agréé