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Page:Le Tour du monde - 15.djvu/362

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temps qu’il habitait le Caire, il suivait les cours de la petite école protestante de M. Lieder, et le révérend Krapf le désignait comme un jeune prêtre destiné à rendre de grands services à la propagande évangélique ; l’influence du consulat britannique n’a pas été, dit-on, étrangère à sa promotion. Il s’est autrement dessiné depuis. C’est toujours l’histoire de la béquille de Sixte-Quint.

Depuis la malheureuse arrestation de M. Cameron, le Foreign-Office, assez mal conseillé, a invoqué l’intervention de Salama pour faire relâcher son consul. Le lecteur a pu voir, par les lignes qui précèdent, si l’on peut compter sur quelque influence de l’abouna sur le négus. Celui-ci a, depuis longtemps, mis son homme au pas. Ainsi un jour Salama, à bout de patience, avait parlé d’excommunier Théodore ; l’autocrate fit tranquillement enfermer Salama dans une hutte de branches sèches et ordonna d’y mettre le feu, — il était trop pieux pour mettre une main sanglante sur l’oint du Seigneur. L’abouna se hâta de lever l’interdit avant que la torche n’arrivât, et n’a pas recommencé ce jeu périlleux.

En 1856, le patriarche d’Alexandrie, David, chargé d’une mission délicate de Saïd-Pacha pour Théodore, arriva en Abyssinie, hautain et superbe. Reçu intimement par le négus en tête-à-tête, il parla en maître. Théodore répondit par un sarcasme qui mit le prélat hors de lui, si bien qu’il lança l’excommunication majeure contre ce fidèle récalcitrant. Grande fut sa surprise de voir le négus tirer de sa ceinture un pistolet, l’armer, le pointer sur lui et lui dire avec douceur :

« Mon père, donnez-moi votre bénédiction ! »

David tomba à genoux et, de ses deux mains tremblantes, donna la bénédiction si instamment réclamée.


XXVII


Domesticité.

Une conséquence assez naturelle de la vie aristocratique, c’est la domesticité ; aussi, en Abyssinie, on peut affirmer hardiment que les deux cinquièmes de la nation sont aux gages de la classe aisée. Je ne crois pas qu’il y ait un autre pays au monde où la domesticité soit aussi répandue. Un propriétaire abyssin, ayant un revenu équivalent à quatre mille francs de rente dans le midi de la France, n’aura pas moins de huit serviteurs ; j’en avais dix-sept, et mon collègue britannique en avait soixante-dix. Son prédécesseur en avait, m’a-t-on assuré, une centaine.

Le lecteur me demandera ce que je faisais de dix-sept domestiques ? Il va voir que je n’en avais pas un de trop.

D’abord mon intendant, kavas et cuisinier Ahmed, que j’avais amené de Khartoum, comme je l’ai dit ; puis mon asach ou intendant chrétien Samper-Haïlo, qui n’avait absolument rien à faire, mais que j’avais dû prendre parce que mes serviteurs chrétiens ne se souciaient pas d’avoir le musulman Ahmed pour balderabba, ou intermédiaire entre eux et moi.

J’avais huit bêtes de selle et de charge, donc il me falait six muletiers chargés de soigner les bêtes, d’aller couper l’herbe et autres menues besognes. Je sortais tous les jours, il me fallait avoir sous la main un ou deux jeunes gens pour m’accompagner, sans compter un guide, le fameux pseudo-martyr Abba-Mikael dont j’ai parlé. Ajoutez-y un courrier qu’il fallait envoyer sans cesse à Gondar, au camp, à Massaoua même, et vous aurez déjà douze servants, rien que pour le sexe fort.

Je m’étais quelque temps contenté de quatre servantes, dont deux s’occupaient de ma cuisine, les deux autres de celle de mes hommes. Mais, un beau jour, mes quatre jupons se coalisèrent pour me prouver clairement qu’un homme comme il faut devait avoir une fabricante spéciale pour son tedj et sa bière, et pour avoir la paix je leur concédai cette addition. Je devais bien quelque chose à ces oiseaux rares : quatre femmes qui, sept mois durant, ne se sont pas une seule fois querellées, — au moins en ma présence.

Voici comment se fait l’embauchage :

Un serviteur vient s’offrir ; s’il est agréé, les conditions sont vite débattues, car elles varient peu. Le prix courant était, lors de mon séjour, de quatre talaris (21 fr.) par an, logement et nourriture. Sur cette somme, le serviteur doit se vêtir ; aussi je m’étais acquis un renom de haute libéralité, parce que j’habillais mes gens en sus. Quelques menus frais sont à la charge du maître, savoir : le savon pour blanchissage et le kousso pour la purgation mensuelle. Quand au tailleur, il est rarement demandé, chacun, en Abyssinie, étant son propre couturier.

Il va sans dire que le domestique a droit à divers jours de congé, comme les fêtes gardées. Les fêtes obligées sont si nombreuses en Abyssinie, que j’ai entendu quelqu’un dire : « L’année abyssine a quatre cents jours de fêtes. » Durant les jours fériés (bal), les Abyssins jouissent à leur aise du suprême bonheur de s’asseoir hors de leurs maisons par groupes de cinq à dix, et de regarder voler les mouches sans desserrer les dents pendant des heures entières.

Du reste, cela ne leur est pas particulier ; j’ai remarqué cette propension en France et ailleurs parmi les classes les plus acharnées au travail ; vingt fois chacun de nous a entendu des paysans lui dire :

« Si j’avais du bien comme vous, du diable si je travaillerais une heure par semaine ! »

Mais le jour le plus férié, c’est celui du kousso.


XXVIII


Le kousso.

On sait que le kousso est une fleur qui jouit de propriétés fort énergiques à l’endroit du ténia. L’arbre qui porte cette fleur a le port et presque les dimensions d’un de nos hêtres, et rien de plus gracieux que les grappes violet foncé de ces fleurs dans les massifs de feuillage d’un vert doux. Le kousso, qui est extrêmement cher en France (quinze à vingt francs l’once, m’a-t-on dit), ne revient pas, en Abyssinie, à un franc le kilogramme. J’en avais, en novembre 1863, expédié en France une