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Page:Le Tour du monde - 15.djvu/363

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caisse pleine pour les hôpitaux de Paris ; malheureusement elle n’est pas arrivée à destination et paraît s’être égarée dans le trajet de Suez à Alexandrie.

Les Abyssins prennent une décoction de kousso une fois par mois, comme médecine curative pour ceux qui ont le ténia, prophylactique pour ceux qui ne l’ont pas encore eu. Le jour consacré au kousso, le patient s’enferme, car il y a une vague idée d’impureté attachée à tout ce qui se rattache au ténia. Aussi le kousso sert de prétexte à beaucoup de petites impolitesses. Quand un Abyssin voit de loin arriver une visite qui ne lui est pas agréable, il donne le mot d’ordre à ses serviteurs : il prend le kousso. Traduction française : « Monsieur n’y est pas. » C’est la seule consigne, qu’entre égaux, il soit impossible de forcer.

Je possède une chanson de soldats dans laquelle on raille un officier qui, le matin d’une bataille, « dit à sa femme : — Apporte-moi le kousso… »


XXIX


Départ de Gondar. — Arrivée à Dobarek ; descente du Lamamon  ; splendeur du paysage. — Terso l’insurgé ; il me sauve d’une gracieuseté de Théodore.

Je reprends mon récit au point où je l’ai quitté, à la désertion de mes serviteurs.

J’engageai de nouveaux domestiques : quant aux animaux de charge et aux provisions, il n’y fallait pas songer dans une ville sur laquelle pesait depuis plus d’un mois le poids de l’occupation militaire. L’excellent Salmuller me donna une mule : le vieux et aimable Kantiba me fit cadeau de quelques provisions, et s’excusa avec une bonne grâce touchante de n’avoir aucun pouvoir pour m’éviter les désagréments qui m’arrivaient.

Je quittai avec regret les gens de Gafat, avec qui j’avais eu, en somme, des relations amicales : le seul qui me témoigna une véritable émotion fut le brave Bourgaud, qui pleura comme un enfant en nous quittant. Une demi-heure après, nous étions sortis de Gondar et nous avions passé l’Angherab, nous dirigeant sur le Moghetch que nous franchîmes vers les quatre heures du soir sur un pont curieux de facture portugaise. Je ne décrirai pas en détail cette route de Gondar à Adoua, donnée par beaucoup de voyageurs, notamment par Bruce, Lefèvre, Ferret et Galinier, Krapf : elle est, du reste, assez peu variée tant qu’on reste dans les hautes terres, c’est-à-dire jusqu’à Dobarek, que nous atteignîmes en quatre étapes.

Nous bivouaquâmes le premier soir près de Kossoghié, dans une petite plaine baignée par la rivière Arghef qui, à vingt pas de la route, disparaît dans une faille énorme d’un fort bel effet, qui rappelle beaucoup celle de Zaora, près Gafat. La soirée était un peu fraîche, et nous fûmes heureux de trouver là des huttes de branchages élevées par une caravane qui nous avait précédés. Kossoghié est le nom du canton, et tire son nom des kosso ou arbres de kousso qui y abondent.

En quittant ce lieu, je continuai ma route à travers une plaine accidentée et bien cultivée, au fond de laquelle se dessinait un bois de genévriers indiquant une église. C’était Isak-Dever (la colline d’Isaac), Sak-Dever des cartes, fondée vers 1420 par l’empereur Isaac, en mémoire d’une victoire remportée en ce lieu sur les Falachas (juifs insurgés). La notice de Bruce, où je trouve ce fait, est une preuve de la nécessité qu’il y aurait de refaire toute l’histoire ancienne de l’Abyssinie. En effet, pendant que le savant écossais nous affirme qu’il n’y a point d’annales du règne d’Isaac, je trouve, au contraire, Makrizi[1] explicite sur ce règne curieux.

Avant Isaac, l’Abyssinie était fort étrangère au luxe, et les soldats, braves et aguerris, étaient fort mal armés ; ils n’avaient que de courtes javelines. Isaac encouragea les étrangers à venir apporter quelques améliorations à son peuple. Un mamelouk circadien, fabricant de cuirasses, lui construisit des arsenaux pleins de sabres, de cuirasses, de lances. Puis vint un certain Tanbaga, préfet destitué du Saïd, qui apprit aux soldats l’escrime et l’usage des balles de naphte pour l’attaque des places fortes. Enfin un Copte, dont le nom n’a pas été conservé, « habile dans l’art de gouverner, » et surtout, en vrai Copte, dans l’art de thésauriser, devint premier ministre, alter ego d’Isaac, et lui amassa de grandes richesses, « ce qu’on n’avait pas encore vu dans ce royaume mal administré. » Cela veut dire que les anciens négus n’avaient pas de budget, de cour, de représentation, et qu’ils vivaient à cheval comme leur imitateur actuel. Grâce au conseil du Copte, Isaac, le premier, adopta une tiare rouge, un costume splendide, et quand il se montrait à cheval dans les occasions solennelles, il portait à la main une croix abyssine d’hyacinthe rouge d’un éclat extraordinaire.

Vainqueur des rebelles de l’intérieur, il porta la guerre chez les musulmans de la mer Rouge, anéantit leur puissance après des massacres inouïs, et écrivit aux rois des Francs pour les engager à concourir avec lui à la destruction de l’islamisme. C’est pour leur donner un premier gage, qu’il avait écrasé les musulmans ses voisins. Sa mort seule, arrivée en 1429, empêcha cette coalition, qui m’a paru curieuse à noter, puisqu’elle a précédé d’un siècle les relations établies entre le Portugal et l’Abyssinie.

Je reviens à ma narration.

Je rencontrai, près d’Isak-Dever, une caravane de zellan (pasteurs nomades) qui revenaient assez tristes de Gondar où ils avaient été, sur une réquisition du négus, amener un convoi de bétail. Les réquisitions désordonnées et maladroites de Théodore avaient eu le plus fâcheux résultat : tout le bétail qui avait échappé avait été emmené et caché bien loin des routes battues ; aussi cet admirable pays semblait-il un désert. Plus nous avancions, plus nous voyions se confirmer nos craintes à l’endroit de notre approvisionnement, et ces perspectives menaçantes nous rendaient presque insensibles aux beautés variées du paysage. De Baltèt-Ohha (l’eau de la veuve), vaste prairie qui fut notre second

  1. Histoire des rois musulmans de l’Abyssinie, édit. Rinck, Leyde, 1790, 36 pag.