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Page:Le Tour du monde - 15.djvu/366

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gouvernés par la douceur, et je n’ai pu rien obtenir de vous ; vous avez besoin d’un régime d’extermination, vous l’aurez ! »

À côté de Dobarek est l’église Saint-Georges, dite Faras-Saber (le cheval brisé), nom qui résume une légende que voici : « Un chef superbe et impie avait voulu entrer à cheval dans le sanctuaire de cette église ou des malheureux s’étaient réfugiés, mais le cheval s’était abattu des quatre pieds sur le seuil et s’était tué. Le cavalier s’était sauvé plein de terreur et de respect pour le pouvoir miraculeux de saint Georges. »

Il est aisé de voir dans cette légende une invention monacale destinée à confirmer le peuple dans l’idée de l’inviolabilité des lieux d’asile. Cette idée est un legs du moyen âge, comme presque toutes les institutions de l’Abyssinie actuelle, et il faut bien convenir que, dans l’état présent de cet empire, le droit d’asile y est ce qu’il fut chez nous au temps des croisades, un bienfait signalé. Ce qui amena nos pères à le restreindre et finalement à le supprimer, c’est qu’il avait perdu son caractère politique et qu’il était devenu une sauvegarde d’impunité pour les malandrins de toute espèce. En Abyssinie, il ne protége en général que les victimes des révolutions, et Théodore II, en le supprimant, a peut-être moins songé à faire de bonne administration qu’à rompre un obstacle à ses vengeances impitoyables.

Je passai la nuit à Dobarek, et je commençai, le lendemain, à descendre le Lamalmon.

Le Lamalmon (ce mot signifie verdoyant) n’est pas à proprement parler une montagne. Son versant sud est une belle prairie à peine ondulée : son versant nord est une épouvantable rampe dévalant à pic de plusieurs centaines de mètres, sur les basses terres qu’arrose la Zarima. Un sentier en lacis court le long de cette rampe, où nous nous engageâmes vers les dix heures, et qui serpente à travers bois et rochers ; nous avions à notre droite le flanc perpendiculaire de la montagne, à notre gauche l’abîme. En moins d’une demi-heure, nous atteignîmes une terrasse moyenne, une petite plaine qui me parut avoir six ou sept hectares de surface, vrai paradis dans ce désert, pelouse rayée de frais ruisseaux qui allaient se perdre dans le bois.

Toutes les caravanes font halte dans cette plaine, avant de reprendre la descente vertigineuse. Du rebord de cette terrasse, je regardai au-dessous de moi et vis sur une fine arête de montagne un village imperceptible qu’on me nomma Debbe-Baher (Dippebaha de Bruce) : on ajoutait que nous y passerions la nuit. Je me récriai, en faisant observer que nous y serions dans une demi heure. Je me trompais sincèrement et grossièrement, car je ne tenais pas compte du lacis que j’avais à parcourir et de l’effrayante hauteur à laquelle j’étais encore au-dessus de Debbe-Baher : aussi quand cette distance fut franchie, nous trouvâmes-nous très-heureux de dresser la tente et de camper là jusqu’au lendemain.

Bruce est, de tous les voyageurs, celui qui a le mieux décrit cette rampe du Lamalmon, où les accidents ne sont pas rares. Dans les endroits les plus vertigineux, une sorte de garde-fou composé de quelques bâtons est destiné à garantir les animaux et les piétons (car je défie le meilleur cavalier de descendre le Lamalmon à cheval ou à mule) : mais il suffit d’un faux pas pour lancer dans l’abîme un homme ou une bête de charge. Lors du passage de MM. Combes et Tamisier, une malheureuse servante, chargée d’un lourd bagage, fut victime d’un accident de ce genre. Elle perdit pied dans la descente et disparut à travers les rochers qui l’eurent broyée avant qu’elle n’eut atteint le fond du gouffre.

Les Abyssins prétendent que le nom de Debbe-Baher (baher, mer) est une allusion poétique aux innombrables montagnes qui entourent ce lieu et qui semblent des vagues terrestres solidifiées. Il est certain que ce pays m’était apparu tel la veille au soir, lorsque fantaisie m’avait pris de gravir l’Amba-Ras, un des sommets du Lamalmon, pour avoir une idée de l’ensemble des kollas que j’avais à parcourir les jours suivants. J’avais passé le ruisseau de Dobarek, remonté par une pente tolérable, la hauteur en face, suivi des sentiers à vaches et atteint enfin le sommet désiré. Arrivé là, cette sorte de frisson désagréable qui précède et amène le vertige et semble figer le sang dans les veines, me saisit brusquement, et je fis deux pas en arrière. J’avais en face de moi l’effroyable coupure dont j’ai parlé : à ma gauche, elle était si verticale qu’une chèvre à qui le pied eût manqué sur le bord serait allée tomber, sans toucher terre, dans la province voisine (Kolla Voggara), avec un léger écart de quelques centaines de mètres de chute. Le point que j’avais choisi pour observatoire était moins périlleux : cependant, quand je ferme les yeux et que je me rappelle la scène, le frisson que je viens de noter me passe dans la moëlle des os.

J’avais sous les yeux, comme une belle carte en relief de Bauerkeller, toute la Kolla jusqu’au Takazzé, sur une étendue de trente lieues. Je voyais serpenter les vallées couvertes de forêts et rayonner dans tous les sens les montagnes ou plutôt les sierras, qui vues de cette hauteur, m’apparaissaient comme des chapelets de taupinières. Elles allaient en s’affaiblissant vers le Takazzé, dont je suivais la profonde et large coupure à travers la plaine, et la masse puissante du mont Alogui, dans le Chiré, vaporisée par la distance, semblait dominer l’horizon comme une forteresse des contes de fées, à reflets de saphir et d’opale.

Je plains le voyageur qui traverse un pays de plaines ; rien ne peut compenser les vues enivrantes que procurent ces ascensions de montagnes qu’on peut répéter aussi souvent qu’on le veut.

Je descendis vers la Zarima, talonné par mes hommes, qui se redisaient avec inquiétude : « Terso Gobhesié occupe les basses terres jusqu’à la Zarima : pourvu qu’il ne nous inquiète pas ! »

Terso, surnommé Gobhesié (mon brave), était un de ces chefs insurgés que les dernières folies de Théodore II avaient fait pulluler en Abyssinie. C’était un homme brave comme tous les Abyssins, mais supérieur à ses pareils, d’après diverses choses qu’on me