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Page:Le Tour du monde - 15.djvu/367

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conta de lui. Ainsi il n’admettait parmi ses hommes que les gens qui pouvaient lui montrer leurs mains et leurs pieds déchirés par les épines, c’est-à-dire les désespérés et les proscrits qui avaient vécu des semaines et des mois dans les bois et qui étaient préparés d’avance à la rude existence de partisans insurgés.

Contrairement à l’habitude du négus, il laissait passer sans les molester les caravanes et les voyageurs inoffensifs. « Il est possible, disait-il, que Dieu nous ôte la victoire pour la donner au Kuaranya (sobriquet de Théodore II dans la bouche des mécontents) : si cela arrive et que nous périssions, laissons au moins derrière nous un nom sans tache. »

Comme je ne savais pas alors cette particularité, je me hâtai de mettre la Zarima entre Terso et moi et de filer à grandes journées sur Maëni, ou je devais passer le Takazzé. Or, pendant que je fuyais Terso, ce galant homme me sauvait sans le savoir d’un danger dont mes lecteurs vont être à même d’apprécier la gravité.

J’ai dit que le négus m’avait expulsé dans un moment d’humeur, et j’ai ajouté qu’il n’avait contre moi aucune antipathie personnelle. De ces deux impressions diverses il résulta ceci : c’est que deux ou trois jours après mon départ il donna ordre de courir après moi et de me ramener à Gondar. L’officier qui fut chargé de cette commission arriva à Dobarek après mon départ, et mit en réquisition le chef de cette station, qui monta à cheval avec ses hommes et descendit sur la Zarima, la passa et alla jusqu’à l’Enso. Là il eut avis d’un mouvement en avant de Gobhesié, craignit de se voir couper la retraite et retourna en toute hâte à Dobarek. L’officier repartit pour Gondar, n’osa pas avouer que Gobhesié avait effrayé la force armée et se borna à dire que j’avais trop d’avance et qu’il n’avait pu me rejoindre. Théodore montra un violent dépit et proféra ces paroles qui m’ont été textuellement rapportées :

« Quel malheur ! Voilà un homme qui est parti sans avoir su si je lui étais ami ou ennemi !

Sire ! vous vous trompez : je suis parfaitement édifié. Je ne doute pas que je ne sois « votre fils » comme il y a deux ans : mais puis-je ajouter, sans vous offenser, que j’aime mieux jouir de votre faveur à Paris qu’à Gondar ?


XXX


Tchober. — Drame sanglant.

Ma première station après la Zarima fut Tchober, combe située dans un cirque de montagnes. C’est un lieu néfaste dans l’histoire contemporaine d’Abyssinie : c’est là qu’à la fin de 1860 Théodore vainquit et tua deux de ses proches parents dans un combat qui ne fut guère qu’un duel. Voici l’histoire.

Deux frères, cousins germains de Théodore et nommés Garet, s’étaient révoltés dans l’espoir égoïste, et assez naturel sans doute, d’arriver à ce rang suprême auquel ils se croyaient autant de droits que lui. Un soldat de Garet aîné tua au commencement de 1860 le consul britannique, M. Plowden. Le négus réclame le meurtrier : Garet, tout en témoignant son regret de ce qui était arrivé, refuse par point d’honneur de livrer un de ses hommes. Théodore marcha contre le rebelle, qui recula jusqu’à Tchober : puis arrivé là Garet s’arrêta et demanda du secours à Tésama, frère du prétendant. Negousié, qui, on ne sait pourquoi, peut-être par jalousie contre Garet, qui passait pour un des brillants paladins d’Abyssinie, eut la fatale idée de refuser. Garet résolut de risquer une sorte de duel où sa bravoure personnelle lui assurait certaines chances meilleures : et ayant reconnu (à l’aide d’une excellente lunette qui avait appartenu à Plowden) le négus, qui s’approchait suivi d’un groupe d’officiers, il jeta violemment à terre la lunette qui se brisa, fit le geste d’un homme qui va jouer son va-tout, et suivi lui-même de son frère et de quelques amis, il se lança au galop contre Théodore : arrivé à demi-portée, il épaula rapidement son fusil, visa le négus et tira. Théodore s’effaça et en fut quitte pour une légère blessure à l’épaule.

En ce moment le likamankuas Bell, voyant son maître en danger, fit quelques pas pour le couvrir, ajusta Garet et le renversa roide mort d’une balle au front : mais à l’instant même, il tombait le flanc traversé d’un coup de lance. Un autre coup, porté par le frère de Garet, lui perça l’œil et l’acheva. Théodore tira à son tour, et tua le jeune Garet. Ce duel rapide et sanglant fut toute la bataille. Les gens de Garet consternés posèrent les armes, et le négus les emmena prisonniers à Dobarek. J’ai dit plus haut ce qu’il en fit.


XXXI


Oaldubba. — Nouvelle population. — Le Takazzé. — Entrée dans le Tigré. — Arrivée à Axum.

En passant la Zarima, j’entrais en terre d’église, c’est-à-dire, dans les domaines de la puissante abbaye de Oaldubba, la plus riche de l’Abyssinie, et renommée par deux choses qui sembleraient devoir s’exclure : les fortes études qu’on y fait et la corruption de ses moines. Leur réputation est telle dans toute l’Abyssinie, qu’elle a donné lieu à un proverbe : Oaldubba it : traduction libre : Que le diable vous emporte !

En revanche, les gens qui tiennent à faire de leurs fils des lettrés de premier ordre les mènent à Oaldubba : on y enterre aussi, je ne sais pourquoi, les gens à qui l’on veut assurer une sépulture agréable au Ciel. Cela tient sans doute à la sainteté du premier fondateur du monastère. C’est ainsi qu’on y porta le corps du fils préféré d’Oubié, Dedjaz Lemma, sur lequel sa sœur composa un chant funèbre très-admiré en Abyssinie, et dont j’ai pu recueillir quelques strophes.

« Son pain était large et son plat était profond : — ce n’est pas moi seule qui suis dans le deuil, mais tous ceux qui mangeaient à sa table.

« Ne le portez pas à Oaldubba, pour l’amour de la Trinité : — cela ne s’est jamais vu qu’un gamé (paladin) devienne moine.

« Dedjaz Lemma était savant : — aujourd’hui par l’intercession du Christ, il va voir le Père.