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Page:Le Tour du monde - 15.djvu/376

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a un caractère plus tranché. C’est ainsi que sur le mont Gouna j’ai pu admirer l’étrange djibera (dracæna) au tronc recouvert d’un filet à mailles en losange qui s’enlève assez facilement. À chaque losange répond une sorte de nœud fort saillant qui en occupe le centre.

Je ferme cette digression et je reviens à Goundet.

Trois étapes mènent de là à Dobaroa, par Addi Ohala, Toravni, Koudo-Felassi. On laisse pendant ces trois jours, sur la gauche, une série de montagnes peu élevées volcaniques, qui ont servi de position défensive à Négousié lors de sa malheureuse campagne de 1860. Koudo-Felassi est un gros village et un marché important ; j’y ai vu un daro aussi gros qu’un baobab, et qui pouvait abriter sous son immense ramure la plus nombreuse caravane.

Makrizi a eu peut-être en vue ce beau daro quand il a écrit que l’Abyssinie produit « des arbres qui abritent aisément deux cents cavaliers de leur ombre. » Un traducteur allemand, Warnerius, a interprété ce passage : « Des arbres qui projettent leur ombre sur deux cents lieues de pays. » Les hâbleries de certains écrivains arabes sont si connues, que les savants n’ont pas été trop surpris de cette ânerie, qui leur a servi de cheval de bataille pour déclarer Makrizi un ignorant et un faiseur de contes bleus. Puisqu’il n’y a pas une pénalité légale contre les traducteurs infidèles, j’adjure (si jamais je dois être traduit en une langue de l’avenir), j’adjure, dis-je, le membre de l’Institut qui me traduira en l’an 3000 de ne pas me faire dire — à propos de mon paletot fendu par un lion — que c’est moi qui ai été fendu en deux. Je sais bien qu’il y aurait là la matière d’un mémoire sur l’étonnante vitalité des voyageurs français en 1863. Mais les honnêtes gens qui ne seraient pas de l’Institut se diraient plus vraisemblablement que je suis un affreux hâbleur, — et je tiens a l’estime de tout le monde.


Sommet du Gouna. — Dessin de E. Cicéri d’après M. Lejean.


XXXIV


Dobaroa. — Un eldorado de chasseurs.

Dobaroa, ou je logeai le cinquième jour après mon départ d’Adoua, était un gros village ou je remarquai, au lieu des habitations rondes qui sont générales en Abyssinie, des habitations troglodytiques, c’est-à-dire des carrés longs avec toits en terrasse, adossés à des monticules qui sont souvent factices, ou du moins en ont l’air. Dans le Hamazene, le Zenadeglé, etc., on ne connaît pas d’autre manière de construire. Du reste, la bourgade était bien déchue depuis le seizième siècle, où elle était la capitale des Baharnagasch (rois de la mer, gouverneurs des provinces maritimes).

Je conseille au voyageur qui voudra comparer le passé et le présent, de lire, en passant à Dobaroa, la description suivante qu’en fait Alvarez :

« L’assiette de Barua (Dobaroa) est sur un rocher fort haut, à côté duquel passe un fleuve, et sur icelui sont fabriquées toutes les maisons du Roi, fort bien édifiées : retenant la montre d’une forteresse. Le fleuve est abondant en poisson, et se trouvent là des oies sauvages, et canards marins en grande quantité : avec force sauvagine de toutes sortes : comme sont vaches sauvages et lièvres sans nombre : tellement qu’il ne se passait pas matin que nous n’en tuassions vingt ou trente sans aide de chiens, ains au filet seulement. Finalement il s’y trouve de toutes espèces d’oiseaux, qui se peuvent penser, ou désirer : et beaucoup de ceux qui nous sont connus : mêmement des papegeais, et grande quantité d’autres desquels nous n’avons nulle connaissance. On y trouve semblablement des oiseaux de proie, comme aigles, faucons, autours, éperviers, émerillons, cresserelles, et de toute autre espèce, qu’il est possible de nommer. Les montagnes sont pleines de cerfs, chevreuils, sangliers, tessons, loups-cerviers, tigres, chamois, lions, renards, loups, et de plusieurs autres sortes de bêtes sauvages. Et s’émerveillant aucun, comme il pourrait être possible, qu’en tel pays se pût trouver si grande abondance de fères, tant de gibier, et un fleuve si fort abondant en poisson (étant le pays tant peuplé), pour éclaircir le doute qui le tiendrait suspens, je dis, qu’il ne se trouve personne, qui chasse, ou pêche, ni qui tienne aucun engin propice à cet effet : à cause que les habitans ne font compte de telles viandes. Par quoi