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Page:Le Tour du monde - 15.djvu/375

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de Français qui étaient venus lui faire des offres de services, et qui voyant les choses mal tourner, songeaient à passer chez le Négus. Prisonniers, et un peu battus, ils oublièrent leurs malheurs et leurs fatigues en chantant une chanson bête et féroce dont Nadaud ou Dupont ne seraient pas jaloux. En voici quelques rimes :

Bienheureux Agau Négousié,
Si tu es pris au trébuchet
On te coupera le sifflet…

Ce joli couplet fut, comme on sait, une prophétie.

Le 29 octobre, je sortais joyeusement d’Adoua, avec une troupe grossie de cinq porteurs que j’avais loués au prix incroyable d’un talari et demi par tête (8 francs), jusqu’à Massaoua. Avant midi, j’avais franchi la ligne de faîte entre le bassin du Mareb et celui du Takazzé, et le soir je campais à Daro-Teklit, d’où le lendemain je descendais par de pittoresques et abominables sentiers dans la plaine de Hamedo.

Cette plaine, à sous-sol de granit, riche, à végétation vigoureuse, paradis du botaniste, formait un cirque rectangulaire fermé à la gorge par les collines d’Aderbuti, au pied desquelles nous carnpâmes sur une jolie rivière appelée Mehvan. C’est près de là que le pauvre docteur Dillon, l’ami de Lefèvre, était venu braver le terrible climat des kollas après les pluies, malgré les observations de ses domestiques épouvantés. « Vous êtes des poltrons, leur avait dit le vaillant et imprudent Français ; en avant ! » Les Abyssins s’étaient consultés, et s’étaient dit : « Cet étranger va à une mort certaine, et nous aussi si nous le suivons. Mais il y aurait opprobre à abandonner celui dont nous avons mangé le pain dans les jours de loisir ; donc, à la grâce de Dieu ! »


Paysan d’Entitcho (Tigré). — Dessin de Émile Bayard d’après M. Lejean.

Cinq jours après, Dillon était mort, et cinq de ses domestiques avec lui. Je pourrais citer bien des faits de ce genre. Ai-je donc tort d’appeler ce peuple abyssin une noble race ?

Ce qu’on peut encore moins nier, c’est qu’ils ne soient une fort belle race d’hommes.

Je donne ici au hasard à l’appui de mon opinion un portrait de paysan tigréen d’Entitcho, près Adoua. Et il y a pourtant de bonnes gens qui appellent les Abyssins « moricauds. »

Après Hamedo, je traversai pendant deux heures une plaine pierreuse au bout de laquelle je rencontrai le Mareb. À mon grand étonnement je trouvai un large ruisseau très-limpide, qui n’avait pas un pied de profondeur, et qui courait entre deux berges ombragées, comme entre deux haies vives. Un peu plus loin, un bras desséché de la rivière, que je traversai, porte le nom de Ouelda Mareb (le fils du Mareb).

À la plaine succédèrent les montagnes disloquées ou s’élève Goundet, puis une nouvelle plaine, que l’on traverse de biais ayant devant soi une énorme muraille, qui semble à pic, et qu’on finit cependant par escalader grâce à un sentier à chèvres. Au sommet, on se repose un instant ; c’est la dega qui recommence, on en a fini avec les kollas et les dangers de fièvre. On est dans la province de Seraoué.

Au lecteur qui n’est pas suffisamment familiarisé avec ces noms de Kolla et de Dega, je dois quelques explications générales. En Abyssinie, la différence des hautes terres (dega) et des basses terres (kolla) est fort tranchée, bien qu’il y ait parfois des étages intermédiaires, que leur nom même (voïna dega) rattache plutôt à la première classe. La dega est un plateau accidenté : J’en donne (voy. p. 369 et 373) deux spécimens bien tranchés, la dega de Charafit, dans le Beghemder, qui représente la classe des paysages sévères, et celle d’où tombe la cascade (fafatié) du Reb, à une heure et demie environ de Charafit ; elle appartient à la classe des paysages à idylles. J’ai déjà figuré, dans le Tour du Monde de janvier 1864 la même fafatié à l’époque des basses eaux : le lecteur curieux peut comparer les deux vues, toutes deux fort véridiques.

La kolla est le plus souvent, du moins dans l’intérieur de l’Abyssinie, une plaine, un bassin entouré de degas ; elle peut avoir plus de deux mille mètres d’altitude, comme la cuvette dont le lac Tana occupe le centre : on voit que le mot de basses terres a une signification très-relative. Parfois ce n’est qu’une étroite vallée, comme la kolla de Makar, près Gafat, entourée de si belles masses de basalte : parfois même une gorge très-resserrée, impraticable, comme celle où tombe le Davezout, que j’ai cité dans la première partie de cette causerie. Les deux caractères les plus marqués de la kolla sont : chaleur étouffante en été, et végétation plantureuse et désordonnée. C’est dans la kolla que j’ai recueilli mes plus jolies fleurs, la methonica que j’ai donnée plus haut, le phlomis leonurus que je donne aujourd’hui (voy. p. 371). La palme en ce genre m’a paru appartenir comme richesse à la kolla Voehnè dont j’ai déjà parlé longuement. Ce qui du reste n’empêche pas la dega d’avoir aussi ses prodigalités de végétation, témoin le croquis des environs de l’église d’Héroé, près Debra Tabor, où j’ai plus d’une fois promené mes rêveries et mon farniente (voy. p. 372).

Au-dessus de la dega, dans les montagnes qui dépassent trois mille deux cents mètres, la végétation plus rare