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Page:Le Tour du monde - 15.djvu/383

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d’icelui, et les nomment Gultus (goutt) du Monastère, c’est-à-dire lieux francs et privilégiés. Nous trouvant une fois Dom Rodrigue, et moi de compagnie, ainsi que nous allions à la Cour, après avoir fait de chemin environ cinq ou six journées loin de ce monastère, nous arrivâmes en une Congrégation, qui s’appelle Zama : là où nous séjournâmes le Samedi et Dimanche, en un petit lieu, où pouvait avoir environ vingt maisons : et nous fut dit, y étant arrivés, que le lieu dépendait du monastère de la Vision, sous la juridiction duquel se trouvaient encore cent autres places, qui toutes nous furent montrées : et nous dirent les habitans, que chacune d’ocelles payoit un Cheval de trois en trois ans : qui sont trente trois chevaux par an. Mais pour en être mieux acertené, je m’en voulus enquérir à l’Alicasin du Monastère, qui reçoit le revenu d’icelui et administre justice, lequel me repondit celà être véritable. A quoi repliquant, je lui demandai, par quelle occasion le Monastère se faisoit rendre tant de chevaux, vu que les Religieux ne s’en servoient aucunement. Ils ne donnent pas des chevaux (dit-il), mais la valeur, car en lieu d’iceux ils rendent des Vaches, à savoir cinq pour cheval : disant, que ce tribut avoit été exigé du temps des Rois, lesquels donèrent le monastère de ces juridictions ; mais les habitans du pays s’accordèrent après avec les Religieux, de leur donner tant de Vaches, pour les chevaux : outre lesquels ils étoient encore chargés de plusieurs Tributs et subsides qu’ils payoient en blé à ce Monastère, les dépendances duquel s’étendent plus de quinze journées dans le Royaume de Tigre ma hom : tenant si grand pays qu’il seroit suffisant pour en faire un Duché. Et toutes ces terres s’appellent Adetyeste, qui sont tributaires de soixante chevaux, et d’une infinité de tributs. Plus de mille Religieux s’y transportent ordinairement : pour autant qu’il y a plusieurs Églises, et entre ces beaux Pères s’en trouvent d’aucuns, lesquels sont de bonne nature, vénérables et dévots : les autres sont vicieux, mal complexionnés et d’une vie fort désordonnée.

« Le jour suivant, nous retournâmes traverser une autre montagne fort haute et demesurément sauuage : si qu’elle nous étoit quasi inaccessible, tant à pied qu’à cheval : où nous trouvâmes une grande quantité d’animaux, d’espèce diversifiée avec une infinité de Singes par escadrons, lesquels ne se voyoient généralement par tout le pourpris d’icelle sinon en quelques ruines, ou grandes cavernes : n’allant à moins de deux ou trois cents par troupes, et font leur résidence, où ils trouvent la terre pleine sur icelles ruines, ou creux : ne trouvant pierres qu’ils ne remuent, ou trou auquel ils ne fouillent et mettent le nez, cavant la terre, de sorte qu’elle semble avoir été labourée. Ils sont de grande corpulence, pelus sur le devant comme Lions, et de la hauteur de moutons. Après avoir traversé cette montagne nous allâmes loger en un lieu au pied d’icelle, que l’on nomme Calotte : lequel peut être distant du Monastère d’où nous partîmes, par l’espace XVI a XVIII milles ; puis passâmes un fleuve d’eau courante et bonne et claire auprès de ce lieu : où nous fûmes visiter un fort honorable vieillard, Gentilhomme et Capitaine de cette place, qui nous reçut avec un bon visage, et grandes caresses, et nous traita fort humainement et bien, avec des poulailles apprêtées au beurre et Vin de Miel, en abondance. Puis nous envoya présenter une grosse et grasse Vache, où nous étions logés. Le jour d’après nous allâmes célébrer Messe en l’Église de ce lieu, laquelle s’appelle St-Michel, qui est fort pauvre, tant en revenu, comme en ornements : et en icelle demeurent trois prêtres mariés, avec trois autres appelés Iagonares, c’est à dire de l’évangile : et ce par nécessité, car ils ne sauroient célébrer la Messe à moins de cinq ou six personnes. Je vis depuis ce vieillard Capitaine au monastère de la Vision, où il s’étoit rendu Moine, ayant quitté sa seigneurie et revenu à ses enfans, qui étoient bien nées et morigénées personnes. Je le vis (dis-je) à la porte, au dehors, sans qu’il voulust entrer dans le monastère : et là recevoit le Sacrement, et se communioit avec les novices : puis l’office accompli, se rendoit toujours avec le Provincial, auquel il tenoit honorable compagnie. Nous délogeâmes le Dimanche sur le tard : pour ce qu’il plut ainsi aux gens du pays qui nous servoient de guides : et de là commençâmes à cheminer par terres pleines semées, et labourées à la mode portugaloise étant les bois, qui se trouvoient parmi ces sombres, et terres semées, d’Oliviers sauvages fort beaux, sans autres arbres : et là nous arrêtâmes pour reposer la nuit, près d’un fleuve courant, entre de très beaux et bons villages. »

Poncet, qui ne pouvait se dispenser d’aller voir le Bizan, a sur ce lieu une page que je ne puis m’empêcher de reproduire dans sa naïveté. Je veux parler de la naïveté du fond, car, pour la forme, celle d’Alvarez est bien autrement naïve et colorée :

« On m’avait assuré que du côté de l’Épître, on voyait en l’air sans aucun appui ni soutien une baguette d’or longue de quatre pieds, ronde et aussi grosse qu’un gros bâton. Ce prodige me parut si merveilleux que j’eus peur que mes yeux ne m’eussent trompé et qu’il n’y eût quelque supercherie que je ne découvrais pas ; ainsi je priai l’Abbé de vouloir bien me permettre d’examiner de plus près s’il n’y avait point quelque appui qu’on ne vît pas ; pour m’en assurer d’une manière à n’en pouvoir douter, je passai un bâton par dessus et par dessous et de tous les côtés et je trouvai que cette baguette était véritablement en l’air ; ce qui me causa un étonnement dont je ne puis revenir, ne voyant aucune cause naturelle d’un effet si prodigieux. Les Religieux m’en rapportèrent l’histoire de la manière que je vais la rapporter :

« Il y a environ 336 ans, me dirent-ils, qu’un solitaire nommé Abona Philippos ou Père Philippe se retira dans ce désert : il ne se nourrissait que d’herbes et ne buvait que de l’eau. La réputation de sa sainteté se répandit de tous côtés, il fit plusieurs prédictions qui se vérifièrent dans la suite. Un jour que ce solitaire était en contemplation, J: C: se fit voir à lui et lui ordonna de bâtir un monastère dans l’endroit du