par le reste de l’armée spectatrice impuissante du désastre, le torrent passa, emportant pêle-mêle hommes, femmes, enfants, bêtes de selle et de somme, bagages et matériel de guerre. On retrouva quelques heures plus tard, tout le long de la kolla, et en aval du lieu de la catastrophe, un millier de cadavres à ensevelir.
Mais, je le repéte, Ailat n’était pas destiné à nous laisser d’aussi dramatiques souvenirs.
Comme notre route, à partir de ce point, se confond avec celle que j’ai déjà décrite de Keren à Massaoua (no 271), on me permettra seulement quelques notes supplémentaires.
Depuis que la Porte a mis une garnison turque dans
Arkiko, les princes de cette ville ont transporté à Ailat
le siége de leur souveraineté
séculaire et inique,
dont il ne reste aujourd’hui
que le nom. Chefs reconnus
des peuples pasteurs
et à moitié brigands qui
occupent le pays compris
entre Massaoua et les montagnes
abyssiniques, maîtres
de toutes les routes
par où le nord-est de l’empire
communiquait avec la
mer, les princes ou naïbs
d’Arkiko étaient, par leurs
exactions contre les marchands
et les voyageurs
paisibles, la terreur de tout
le pays de Massaoua. Bruce,
qui eut à se plaindre
de leur rapacité en 1771,
nous parle longuement des
indignes procédés du naïb
à son égard, et Salt, qui
cherche en toute occasion à
donner des démentis au
grand voyageur écossais,
ost forcé de convenir qu’il
dut payer lui-même douze
cents dollars pour être autorisé
à passer de Massaoua dans le Tigré. Nos missionnaires, il y a vingt-cinq
Le P. Stella (voy. p. 389). — Dessin de Émile Bayard d’après M. G. Lejean.
ans, n’eurent pas à subir des exigences moins
odieuses. Malheureusement pour les naïbs, un poste
consulaire fut créé par la France à Massaoua en 1841,
et inauguré par un homme résolu et patient, dont j’ai
déjà parlé, M. Degoutin, qui travailla huit ans à annuler
le privilége oppressif des naïbs. L’ancien droit
fut réduit pour les Européens, et plus tard pour les
Abyssins, à un simple droit de guide d’un dollar. Le
naïb d’alors était cet Hassan nommé plus haut, le
même qui vers 1845 disait en plein divan du gouverneur
de Massaoua : « Le sultan règne à Stamboul, le
pacha au Caire, et naïb Hassan à Massaoua ! » Lorsque
le gouverneur résistait à ses caprices, il bloquait la
ville en coupant toute communication avec la terre
ferme.
Cela dura jusqu’au 16 juin 1847, époque où les Turcs, poussés par le consulat de France à Djedda, descendirent inopinément à Arkiko, et, après trois feux de peloton, mirent le feu à la ville avec autant de gravité que s’ils avaient célébré le baïram. La ville, restée quelques mois déserte, fut rebâtie, mais Hassan n’y fut plus que le locataire du gouvernement ottoman. À sa mort, il y a dix ans environ, la guerre civile éclata parmi ses héritiers, et la Porte en profita pour appliquer sa maxime favorite : Divide et impera. Le naïbat fut scindé en trois principautés : Arkiko, Adulis, Amphila. L’héritier direct, prince d’Arkiko en vertu du firman de Constantinople, est Mohammed Abd-el-Rahim, sorte de Machiavel au turban de mousseline, agent très-dévoué du négus et son espion dans toute la zone de Massaoua. Il jouit auprès des Abyssins d’un crédit qui a profité quelquefois à la paix publique, en empêchant les invasions des officiers impériaux du Hamazène. Abd-el-Rahim était avec moi au camp de Théodore II, dans le Godjam, en mars 1863, et, sur l’absurde soupçon que nous conspirions ensemble, il fut comme moi jeté dans les fers. Il y resta un mois, vivant fort misérablement, parfois même du superflu de ma table. Rentré chez lui, Abd-el-Rahim s’est exilé d’Arkiko, où il est trop voisin des Turcs qu’il déteste de toute son âme, et sous prétexte de santé il vit dans une indépendance relative à Ailat. Il passe pour dévoué aux intérêts anglais, de même que son cousin et son ennemi implacable, Idris, l’un des deux naïbs d’Adulis, est, assure-t-on, dévoué à la France. La sincérité de ces dévouements me semble assez contestable, et il faut attendre, pour les juger, une occasion de les mettre à l’épreuve.
Pour saisir d’un coup d’œil ensemble du pays, je monte sur une colline, à l’ouest du village. De là le pays de Samhar est masqué à mes yeux par un chaînon bas et roide terminé par une fort belle montagne de moyenne hauteur, mais que l’abaissement, des sommités voisines fait paraître comme, un petit Olympe. On la nomme, je ne sais pourquoi, le Kantiba (prince) noir, Entre ce chaînon et le plateau abys-