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Page:Le Tour du monde - 15.djvu/399

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insurgés se décident à s’en emparer, et envoient deux cents hommes pour exécuter un coup de main. Les malheureux Djaalin, sommés de se retirer et d’abandonner leur propriété, refusent bravement et se mettent en défense. Les nègres commencent par poster des tirailleurs sur les toits des maisons voisines : puis ils mettent le feu aux magasins, et recoivent à coup de fusil tous ceux qui veulent s’échapper. Les assiégés, au nombre de cinquante-trois essayent de résister avec leurs mauvaises armes : mais en peu d’instants ils périssent tous étouffés, brûlés ou fusillés. Après leur victoire les nègres se mettent à exécuter une danse de guerre, et à faire sauter en l’air lances, fusils et boucliers, avec des hurlements de triomphe et des battements de mains cadencés : puis ils pillent diligemment tout ce qui a échappé à l’incendie.


Orchidée : Ophrise mouche (voy. p. 390). — Dessin de A. Faguet d’après l’herbier de M. G. Lejean.

Toute cette affreuse scène avait été vue du haut des remparts et la population indignée se plaignait vivement du pacha qui aurait pu envoyer un secours efficace aux malheureuses victimes. Mais à toutes les représentations qui lui furent faites, il répondit qu’il avait averti les Djaalin de se retirer dans l’intérieur de la ville, où ils eussent été moins exposés aux entreprises des rebelles.

Ceux-ci, qui ne perdaient pas courage, entreprirent de pénétrer par une mine dans l’intérieur de la maison Kotzika, et sans un hasard vraiment providentiel, cette tentative aurait réussi. La mine partait du fossé extérieur, passait sous le rempart et le chemin de ronde, et devait aboutir aux cuisines de Kotzika. Un jour, les servantes qui travaillaient dans cette cuisine entendent quelque bruit sous terre, et voient le sol s’effondrer sous leurs pieds, elles poussent des cris d’effroi et restent pétrifiées. Heureusement qu’au bruit accourent deux servantes abyssiniennes qui, sans s’effrayer, saisissent des couteaux de cuisine, se postent à l’entrée du trou béant, appellent au secours, et la tentative est déjouée.

Je trouve dans une note de Panaïoti l’histoire dramatique d’une de ces deux jeunes héroïnes. Elle avait été, ainsi qu’un sien frère, enlevée dans une razzia des égyptiens contre les villages chrétiens de la frontière. Cette razzia avait produit quatre cents esclaves, tous enfants ou jeunes filles, et les autorités égyptiennes les avaient vendus à des djellabs ou donnés à des officiers de la garnison comme à-compte sur leur solde. Je ne sais si cet article de recettes figure dans le budget de l’Égypte civilisée, constitutionnelle et tout ce qu’on voudra, mais c’est un usage général et bien connu au Soudan. Le mallem Ghirghis, à qui j’avais confié la gérance des intérêts français à Kassala, avait obtenu par l’entremise du consul général de France, un ordre du vice-roi enjoignant au gouverneur de Kassala de lui faire rendre tous ces enfants, afin qu’ils fussent envoyés à leurs familles. Le gouverneur fit exécuter l’ordre pour tous les captifs excepté pour les deux enfants dont je parle et qu’en raison de leur beauté, il s’était réservés pour sa part et celle de son chef-écrivain, ce coquin de mallem Todros que j’ai déjà peint (livr. 270). Pour dépister les recherches on tenait la fille dans un harem, et on avait envoyé le garçon chez les bédouins, puis on avait rédigé une attestation comme quoi les enfants étaient morts. Enfin la ruse fut découverte, les enfants retrouvés et envoyés dans leur pays, et les deux coupables destitués.

Rien ne manque, comme on le voit, à ce roman, pas même le dénoûment de l’innocence protégée et du crime puni : dénoûment banal au théâtre mais beaucoup moins commun dans la vie réelle, dans la vie africaine surtout.

Enfin ce long drame eut la conclusion à laquelle on devait s’attendre. Le gouverneur Abdallah Pacha arriva de Khartoum avec près de trois mille hommes dont quatre cents réguliers, cerna les insurgés qui commençaient à manquer de munitions et leur fit déposer les armes, puis il commença à les faire mettre aux fers. Les noirs auraient supporté ce traitement sans résistance, mais ce qui les poussa au désespoir, ce fut de voir les Chaghié et les autres irréguliers se répandre dans les maisons, les mettre au pillage et emmener leurs femmes et leurs enfants comme esclaves. Ils voulurent faire alors une tentative impossible pour ressaisir leurs armes et défendre leurs familles ; mais avant même qu’ils n’eussent mis ce projet à exécution, le pacha fit ouvrir le feu sur cette foule désarmée, et avant le soir, deux mille cadavres remplissaient les rues et les abords de la