attaque contre le palais du gouvernement et la maison Kotzika, ils se rejettent sur la ville et continuent à se livrer aux excès que j’ai déjà racontés. Pendant vingt-huit heures, le massacre et le pillage règnent d’un bout à l’autre de Kassala. Les habitants qui peuvent échapper de leurs mains refluent sur la maison Kotzika, et le pacha lui-même, trouvant cette maison plus sûre que la mudirie, s’y transporte avec son harem : on met à sa disposition les bureaux de la maison de commerce, qui deviennent ainsi l’état-major général.
Des crises comme celle que je raconte ont cela de bon qu’elles permettent aux Européens qui y sont mêlés, de déployer ces qualités précieuses de sang-froid, d’énergie et d’humanité qui assurent au nom « franc » un si grand ascendant moral dans tout l’Orient. Panaïoti Kotzika fut à la hauteur des circonstances. Outre le nombreux personnel de sa maison, le détachement français et toute la maison du pacha, il avait à nourrir tous les réfugiés de la ville, échappés à la fureur des soldats : il y en avait cent cinquante, presque tous femmes et enfants, dans la maison principale, et un nombre proportionnel dans les dépendances, magasins, cours et jardins. La grande difficulté était de nourrir tout ce monde pendant les deux mois que dura le siége. Je pourrais raconter en détail tout ce que fit Panaïota pour y parvenir : mais j’aime mieux lui laisser la parole, en empruntant quelques lignes à une lettre confidentielle qu’il écrivait le vingt août à son oncle M. Janni Kotzika à Constantinople :
« Ne vous mettez pas en peine
de ce que cette foule de personnes
a dû manger et boire pendant
la durée si longue de ce
blocus. Dieu est grand. L’eau est abondante dans nos
deux maisons, et elle a toujours été suffisante pour
eux et pour nos jardins. Nous nous étions approvisionnés
de céréales pour toute l’année, et pour notre
personnel, et pour les ouvriers de nos machines.
Notre provision de bois et celle de foin pour nos
bêtes de somme avait été faite pour toute l’année.
Ainsi nous ne pouvions manquer des choses nécessaires
pour subvenir aux premiers besoins, même sans
user d’économie, soit à l’égard de ceux à qui nous
donnions l’hospitalité, soit relativement à nous-mêmes.
Quand la viande nous manquait, nous avions un trésor
inépuisable dans notre basse-cour, dans les moutons
qui se trouvaient à la maison et dans nos pigeonniers.
Gentianée : Swetia Schimperi (p. 390). — Dessin de A. Faguet d’après l’herbier de M. G. Lejean.Nous distribuions aux réfugiés, auxquels nous
donnions l’hospitalité, un pigeonneau par jour et par
personne de tout âge et de toute nationalité. Les pigeonneaux
étaient alors et continuent à être très-abondants,
de sorte que nous ne sommes pas obligés de toucher
aux couples des pigeons, qui, chaque jour, nous en
produisent des petits. Des personnes de haute considération,
auxquelles étaient dus des égards, s’étant réfugiées
dans nos maisons, y ont reçu un accueil, une
hospitalité dont elles ont été satisfaites ; elles n’ont
éprouvé aucune privation. Quelques-unes de nos vaches
qui se trouvaient à la maison, nous donnaient pour nous
et pour eux du lait frais et du laitage ; et les jardins de
l’établissement ne nous ont laissés
privés ni de légumes ni de
fruits. »
Pendant ce temps, le pacha et le gouverneur, qui avaient conservé leurs communications avec l’extérieur, mandèrent en toute hâte aux tribus arabes et nubiennes de la province de venir à leur secours. Les Hadendoa, les Algheden et d’autres tribus encore s’empressèrent de répondre à cet appel, moins par dévouement à l’Égypte que par espoir de pêcher en eau trouble et de piller les rebelles. En effet, les Hadendoa commencèrent par piller le bétail des Hallenga, qui habitent autour de Kassala. Les Hallenga n’avaient pris aucune part à la révolte : mais les Hadendoa, qui sont leurs ennemis irréconciliables, trouvaient commode de les regarder comme rebelles et de les traiter en conséquence.
J’ai oublié de dire que le premier soin des nègres, après avoir massacré tous leurs officiers, avait été d’en nommer d autres, choisis dans leurs propres rangs. Ils prirent d’abord pour colonel un beau sergent qui, une fois nommé, s’empressa de se créer un état-major, une garde et un harem. Le nouveau chef dirigea le siége assez mollement : on passait la matinée à échanger une fusillade très-modérée avec les assiégés, puis, quand l’heure de dîner arrivait, on se réunissait sur la grande place, on mettait les fusils en faisceaux, et l’on mangeait par escouades. La place d’honneur, naturellement, était au colonel qui faisait étendre par terre, un riche tapis et groupait autour de lui son état-major.
Cependant tout ne se passait pas d’une manière aussi amusante. Il y avait hors de la ville un groupe de magasins qui étaient la propriété d’un certain nombre de marchands de la tribu commerçante des Djaalin : les