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Page:Le Tour du monde - 15.djvu/414

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çant vers la maîtresse de la maison avec un aplomb incroyable, il me présenta comme l’un de ses meilleurs camarades. Trop stupéfait pour réclamer, je pris place au milieu du cercle des visiteurs et je commençai à estropier l’espagnol du moins mal que je pus avec ma voisine, vieille Quiténienne au teint basané. Cette conversation ne m’offrant pas un attrait bien vif, je me mis à observer les singulières physionomies qui m’environnaient et l’aspect étrange de ce salon qu’éclairaient à peine deux maigres bougies enfermées dans deux grands globes de verre.

La société se composait de cinq dames âgée et de deux jeunes filles assises en cercle autour d’un petit paillasson. À l’exception des jolies señoritas, qui laissaient tomber sur leurs épaules de magnifiques tresses d’un noir de jais, nos hôtesses étaient fort mal peignées. Drapées dans de grands châles, elles fumaient à qui mieux mieux d’énormes cigares et faisaient pleuvoir des jets de salive sur le petit paillasson comme sur une cible. Ce qui m’amusait le plus, c’était l’adresse avec laquelle ces dames atteignaient le but, et cela sans faire en apparence le moindre effort, à la manière des marchands de vin quand, après avoir dégusté la liqueur, il la rejettent avec un léger sifflement.

Comme dans tous les pays où les femmes ne pensent guère et ne lisent jamais, la conversation roula sur la pluie et le beau temps et surtout sur les faits et gestes du voisin qui fut déchiré sans pitié.

J’étais à peine arrivé depuis une demi-heure, et déjà l’influence soporifique de cet insignifiant verbiage commençait à engourdir mes membres, quand je fus tiré de ma torpeur par une démangeaison insupportable. Je faisais des efforts surhumains pour contenir l’agitation à laquelle j’étais en proie, croisant et décroisant mes jambes, rajustant mon faux-col et mes manchettes. Cependant le coin du châle de la dame placée en face de moi s’écarta par hasard et me révéla une stratégie que je n’aurais jamais imaginée. La matrone, comme un chasseur à l’affût, glissait sa main dans son corsage, saisissait délicatement entre le pouce et l’index un insecte que je ne nommerai pas, puis le jetait négligemment dans l’espace. Je me rappelai avoir déjà senti ces projectiles animés me frapper au visage et je compris la cause de mon supplice.

La toilette des Quiténiennes leur offre du reste de grandes facilités pour se livrer en public à cet exercice, car elles n’agrafent jamais leur robe ; les femmes du peuple se gênent encore moins ; si quelques-unes d’entre elles ont un corsage, c’est purement un objet de luxe, car elles le laissent pendre devant elles comme un tablier dont les manches seraient les cordons. Le corset, cet engin si nuisible à la santé, si contraire à l’esthétique, est inconnu à Quito ; les jeunes ouvrières, ces bolsiconas réputées pour leur fraîcheur et leur gentillesse, ont une taille élégante et souple, un buste dont la pureté des formes rappelle celle des statues antiques. L’habitude de se plonger tous les matins dans une eau à demi-glacée, provenant de la fonte des neiges du Pinchincha, contribue à leur conserver longtemps les grâces et la santé de la jeunesse.

Honteux comme un renard qu’une poule aurait pris,

je demeurais donc l’oreille basse, maudissant en silence la mauvaise étoile qui m’avait poussé dans cette maison. J’aurais bien voulu m’esquiver, mais la politesse quiténienne ne me permettait pas de me retirer avant minuit. Comme je me livrais à d’amères réflexions, survint une grande femme, fort sèche, au nez long et mince, à la bouche pincée, véritable type de ces commères de province qui exhalent d’une lieue la médisance.

« Oh ! dit l’une des dames, vous avez l’air bien triomphant, mi cara ; que s’est-il donc passé de nouveau dans la ville ?

— Mais rien, je vous assure, répondit la nouvelle venue dont les yeux brillaient d’un méchant plaisir.

— Oh ! si, si, s’écria le chœur féminin, racontez nous cela, Comadre. Vous êtes pour nous une véritable providence ; sans vos piquantes histoires, nous péririons d’ennui.

— Je n’ai pourtant pas la moindre nouvelle à vous apprendre aujourd’hui, à moins que vous n’ignoriez ce que tout Quito connaît déjà !

— Nous ne savons rien, parlez, parlez.

— Comment ! vous n’avez pas entendu dire que D… a épousé la Luisa ?

— La Luisa ! cela n’est pas possible ! Il faisait la cour à Inès.

— L’aventure est originale, j’en conviens ; mais je la tiens de bonne source. Un des témoins du mariage m’en donnait tous les détails il n’y a pas une heure, et il en riait encore jusqu’aux larmes. Vous saurez donc qu’hier il y avait grand dîner chez les parents de Luisa. D… y avait été invité, cela va sans dire, et l’on avait eu soin de le placer auprès de la jeune fille. Le repas était abondant et le vin circulait sans relâche. Quand la tête des convives fut un peu échauffée, on parla mariage et chacun de blâmer la folie des hommes qui jettent au vent leurs plus belles années et laissent vieillir de charmantes filles près desquelles ils pourraient trouver le bonheur. Enfin, passant de la théorie à la pratique, un des oncles de Luisa dit à notre ami D… »

« Pourquoi ne vous mariez-vous pas, vous, par exemple ? Vous êtes venu à Quito chercher la fortune, vous l’avez trouvée, il ne vous manque plus qu’une femme pour être heureux. » Et en achevant ces mots, il versait au Français une ample rasade.

« J’y ai déjà songé, répondit D… Bien certainement, je m’y déciderai un de ces jours.

— Un de ces jours, c’est vague. Prenez tout de suite une bonne résolution ; vous avez auprès de vous une jeune fille charmante, pourquoi ne l’épouseriez-vous pas Nous serions enchantés de vous voir entrer dans notre famille, et si j’en juge par la rougeur de ma nièce, cette proposition ne lui déplaît pas non plus. »

Surpris, troublé de cette attaque imprévue, le Français balbutia un compliment banal que l’amphitryon fei-