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Page:Le Tour du monde - 15.djvu/415

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gnit de prendre pour un consentement. Les vins les plus capiteux furent servis en l’honneur des fiançailles et quand le père de Luisa vit que les idées de son futur gendre commençaient à s’embrouiller un peu :

« À quoi bon retarder votre bonheur, mes chers enfants ? dit-il d’un ton paternel, un curé demeure dans la maison, nous avons ici des témoins en nombre suffisant, le mariage peut être célébré ce soir.

— Bravo ! Bravo ! s’écrièrent les convives. »

Et chacun s’empressa d’entourer l’heureux fiancé, qui obligé de répondre à tous les toast, perdit bientôt complétement conscience de sa situation.

Le lendemain, quand les fumées du vin se furent un peu dissipées, son beau-père entra d’un air souriant dans sa chambre.

« Eh bien ! mon cher gendre, que devenez-vous ce matin ?

— Votre… quoi ? comment avez-vous dit ? répliqua notre homme stupéfait.

— J’ai dit mon gendre. N’en ai-je pas le droit, puisque depuis hier vous êtes marié avec Luisa ?

— Marié ! Que signifie cette mauvaise plaisanterie ?

— Ah ça, vous avez perdu la tête, s’écria le beau-père ; comment vous ne vous rappelez pas qu’hier soir vous avez épousé, bien et dûment épousé notre fille ? Au surplus, ajouta-t-il d’un ton solennel, si vous ne voulez pas croire à mes paroles, vous reconnaîtrez, je pense, votre signature. Regardez cet acte, que vous en semble ? N’est-ce pas un contrat en bonne forme ? Et maintenant répondez, dois-je conclure de vos paroles que vous voulez abandonner déjà votre femme ? »

D… allait protester, mais les sanglots de Luisa, qui entra en ce moment et qui avait honte un peu tard du rôle que ses parents lui avaient fait jouer dans cette comédie, ébranlèrent sa résolution.

Après tout, la jeune fille était jolie, douce et gracieuse ; les timides regards qu’elle jetait sur celui qui sans le vouloir était devenu son mari, exprimaient une touchante tendresse ; comment ne pas essuyer ses larmes ? D… a pris bravement son parti de l’aventure, et voilà comment les parents de Luisa sont parvenus à établir richement une fille sans dot.

Vers onze heures, comme la conteuse achevait son histoire on servit à chacun une tasse de chocolat avec de grands morceaux de fromage blanc que l’on mange ici en guise de pain, le tout suivi d’un copieux verre d’eau. La collation terminée, les dames reprirent leurs cigares, puis recommencèrent la singulière chasse dont j’ai parlé ; pour moi, n’y pouvant plus tenir, je pris congé et me sauvai à toutes jambes afin de chercher un remède à mes souffrances.

Toutefois, le récit de la Comadre m’avait diverti, et tout en m’endormant, je ne pus m’empêcher de penser à l’étrange figure que j’aurais faite si j’avais été dupe d’une semblable mystification. Être exposé à devenir bigame ! Il y avait de quoi frémir à une pareille pensée, et je compris les dangers que court en ce pays le voyageur célibataire ou réputé tel. Cependant quel parti prendre ? Si l’on déclare tout d’abord que l’on est marié, il faut s’attendre partout au plus méchant accueil ; les mères vous tournent le dos, les jeunes filles haussent les épaules à votre approche et l’on entend sortir de leurs jolies bouches ce mot le plus cruel que puisse employer une Quiténienne : Papel quemado ! un papier brûlé ! C’est-à-dire un homme qui n’est plus bon à rien.

Encore si ces unions improvisées avaient l’élasticité de celles que contractent parfois les gens du bas peuple ! Les Indios jouissent ici du singulier privilége du mariage d’épreuve. Si au bout d’une année, ils n’ont pas eu d’enfants, le divorce est permis, et chacun des deux époux devient libre de contracter de nouveaux liens. La cérémonie des noces est du reste fort simple ; la loi civile n’intervenant pas, on se borne à demander au curé une courte bénédiction ; puis les mariés rentrent chez eux ; les parents et les amis y sont rassemblés, et on ferme les portes de la maison pour que personne ne puisse sortir avant que l’on ait vidé l’énorme tonneau de chicha. Les convives prennent place autour d’une table chargée d’un repas pantagruélique ; on apporte d’immenses jattes remplies de choupé, bouillie composée de pommes de terre, de maïs, de riz, de safran, de graisse, le tout assaisonné d’une forte dose de piment ; à côté de ce mets favori de l’Indien s’étalent de monstrueux fromages qui pèsent de 60 a 75 kilogrammes, et dont on fait à Quito une consommation presque aussi considérable que celle de la pomme de terre en Irlande. Ajoutez à ces plats de résistance, de la viande rôtie sur des charbons ardents, du maïs grillé, force rasades d’eau-de-vie et de chicha, et vous aurez l’idée de ces sortes de festins. La musique en est l’accompagnement obligé. À peine les conviés sont-ils réunis que la guitare fait entendre des accords lents et tristes, bientôt suivis de chants dont les paroles mélancoliques semblent rappeler aux Indiens, comme nous l’avons déjà dit, la perte de leur liberté et les malheurs de leurs ancêtres. Après cet hommage rendu à la mémoire de leurs pères viennent les couplets joyeux en l’honneur des mariés, puis commence la zamacuéca qui, animée par la fougue naturelle aux indigènes, se transforme en une danse folle, échevelée, frénétique.

Pendant une semaine entière, les invités boivent, mangent et dansent, sans s’arrêter ni le jour ni la nuit. Enfin les provisions s’épuisent, la gaîté se tarit, et chaque Indien retourne à son logis, n’ayant pas en poche un cuartilla, mais peu soucieux de l’avenir, comme la plupart des intelligences incultes, et satisfait d’avoir soulevé un instant le poids de sa misère.

Bien que la république ait depuis plus de cinquante ans secoué le joug des Espagnols, il ne faut pas croire que le sort des malheureux indigènes se soit notablement modifié. Ils sont toujours employés à porter des fardeaux écrasante ; on les vend comme des bêtes de somme ; on les prive de tout droit civil. Seuls ils sont recrutés de force pour servir comme soldats, les blancs ne voulant entrer dans les armées qu’à titre d’offi-