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Page:Le Tour du monde - 15.djvu/418

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cette prolongation peu profonde du Nyassa (si elle est telle en effet) se termine à peu de distance du point où il se trouvait, que cette prolongation a peu d’importance, et que probablement elle n’a pas de courant. Il la traversa dans l’intention, annoncée d’avance, de pousser jusqu’au Tanganîka si rien ne l’arrêtait en route. La désertion de quelques-uns de ses hommes, et la mort ou l’état de maladie de plusieurs autres, avaient tellement affaibli sa troupe, qu’il dut juger qu’un retour à la Rovouma aurait été la fin de l’expédition. Il savait que sa meilleure chance, une fois ses hommes réunis, était de les conduire toujours en avant ; plus loin ils seraient de chez eux, moins leur désertion serait facile, et moins aussi ils en auraient la tentation.

« À l’ouest du lac, les gens des villages lui firent bon accueil, et ils l’avertirent que les Mazitou, avec lesquels ils étaient en guerre, se trouvaient sur la route qu’il se proposait de suivre. Ces Mazitou paraissent être les mêmes qui envoient des razzias au sud du Nyassa, et à l’est jusqu’à huit journées de Quiloa. Leur langue est encore le zoulou, quoiqu’ils aient mêlé leur sang à celui des tribus sur lesquelles ils ont étendu leur joug[1].

« De Mapounda, sur la rive occidentale de la partie étroite du lac, ils marchèrent vers le chef Marenga, qui était à deux journées de distance. Marenga se montra civil, et conduisit la petite caravane à travers des terrains marécageux qui autrement auraient nécessité un détour. Les gens des derniers villages avertirent que les Mazitou étaient à peu de distance ; mais Livingstone ne s’inquiéta pas beaucoup de leurs appréhensions. Depuis qu’il avait quitté Ngomano il avait traversé un pays que le nom des Mazitou remplissait de terreur, et il ne voyait pas grand’chance de pouvoir les éviter ; peut-être aussi était-il décidé à aller tout droit à leur quartier-général, et d’essayer ainsi de voir leur chef.

« Quoi qu’il en soit, on était à un jour et demi du lieu où l’on s’était séparé de Marenga (conséquemment à trois jours et demi du lac), quand tout à coup la petite troupe fut attaquée dans une plaine couverte d’herbes de 3 pieds de haut, et çà et là de bouquets d’arbres et de broussailles. Il semble qu’à ce moment ils se trouvassent dans un de ces endroits un peu couverts, où les Johannais formant l’escorte, qui suivaient à une petite distance, avaient perdu de vue le docteur et ceux qui étaient près de lui. Mousa, le chef de l’escorte, plus avancé sans doute que les autres, vit cependant, caché derrière un arbre, la scène de carnage. Le Dr Livingstone, qui venait de faire feu, se disposait à recharger son fusil, lorsque trois hommes arrivèrent sur lui, et l’un d’eux, d’un coup de hache assené sur le cou, le renversa roide mort. Livingstone tomba la tête en avant. Mousa prit la fuite, et il ne pense pas que les ennemis l’aient vu. Il rejoignit ses hommes, qui avaient entendu le bruit des armes à feu, et tous ensemble rétrogradant en toute hâte, restèrent cachés jusqu’au soir. L’obscurité venue, ils avancèrent avec précaution pour reprendre leurs charges qu’ils avaient laissées à terre ; mais ils ne les trouvèrent plus, et ils virent plus loin le malheureux Livingstone à la place même où il était tombé. Les vêtements de dessus avaient été enlevés, et les Mazitou avaient tout emporté.

« De cette triste scène nous ne savons que ce que ces hommes en racontent ; mais je crois à la vérité de leur récit, car s’ils l’avaient inventé ils auraient arrangé une histoire qui leur fît plus honneur. Aucun effet, aucun papier du voyageur n’a été rapporté, et personne autre que Mousa et ses Johannais n’est revenu. »


II

Tel est le récit d’Ali Mousa, témoin unique de la catastrophe. En Afrique comme en Europe, le premier mouvement devait être d’y ajouter une foi entière. Il semble bien, comme le fait remarquer le Dr Kirk, qu’un récit arrangé, n’importe par quel motif, aurait dû donner un plus beau rôle au narrateur. En y regardant de près, néanmoins, on y voit plus d’une invraisemblance. Ce n’est pas tout : une autre version du même homme se trouve en contradiction avec celle-ci sur des points essentiels, et l’on a recueilli des rapports de marchands arabes arrivés récemment de l’intérieur, d’où il résulterait, s’ils sont exacts, non-seulement que le voyageur a dépassé sans malencontre la contrée des Mazitou, mais qu’il aurait atteint le Tanganika, vers lequel on sait qu’il voulait se diriger. Il ne faudrait pas se bercer trop tôt d’un faux espoir ; mais ces rapports contradictoires sont de nature au moins à tenir l’esprit en suspens. La Société de géographie de Londres a jugé ces motifs de doute assez graves pour justifier l’envoi d’une expédition de recherche ; et le gouvernement, s’associant à cette pensée, a fourni une partie de l’argent que nécessitera l’expédition. La conduite en est confiée à M. T. Young, homme intelligent et fait au climat, qui connaît bien le Zambézi et le peuple qui l’habite ; trois autres personnes lui sont adjointes. On lui donne à cet effet un petit cutter en fer récemment construit dans les chantiers de Chatham, et qui sera propre à une navigation à faible tirant d’eau. On gagnera le Nyassa par le Zambézi, en remontant le fleuve jusqu’au confluent de la rivière Chiré qui sert de déversoir au lac, et en remontant également cette rivière dont on franchira les rapides ; puis on longera intérieurement la côte occidentale du Nyassa jusqu’au voisinage du lieu où l’on place le théâtre de la catastrophe. Outre l’intérêt immédiat qui justifie cette mesure, le moindre résultat scientifique qu’elle puisse avoir sera, dans tous les cas, de compléter au nord la reconnaissance inachevée du lac.

L’expédition a en effet quitté l’Angleterre le 6 juin. Les trois compagnons de M. Young sont M. Henry Faulkner, et deux hommes expérimentés nommés John Reed et John Buckley : l’un, un artisan qui voyagea pendant deux ans et demi avec le docteur Livingstone dans la contrée de Zambézi ; l’autre, un marin acclimaté

  1. Livingstone parle de ce peuple dans sa seconde relation, Narrative of an expédition to the Zambesi, 1858-64. Lond. 1865, p. 381 (voir la traduction française).