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Page:Le Tour du monde - 16.djvu/132

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temps, pour en laver et en brosser les os, qu’ils enveloppent d’un lambeau de toile de coton et suspendent en manière de lustre à la poutre de leur demeure. Comme chez les Ticunas de l’Atacoari, la pointe de leurs murucus ou lances de guerre est trempée dans un poison subtil, qu’ils préparent eux-mêmes. Pour chasser, ils se servent de flèches empennées de deux boules creuses, soudées l’une à l’autre, percées d’un trou et rappelant ce jouet passé de mode, que, sous le nom de diable, nos bambins d’autrefois, quinquagénaires aujourd’hui, faisaient danser au bout de deux baguettes. Ces flèches, que les Yurunas lancent assez adroitement pour effleurer leur proie et l’effrayer sans lui faire aucun mal, leur servent à prendre vivants des quadrumanes et des oiseaux dont ils font commerce. Le sifflement de ces flèches-boules terrifie, dit-on, les singes les plus courageux et fait tomber en syncope les guenons les plus résolues.

Si nous ne disons rien des Achipaïs, dont la paresse est proverbiale, ni des Curihïais à l’humeur querelleuse ; si nous glissons sur les Ticuapamoinis à la haute stature, sur les Anenas, habiles à lancer des javelots empoisonnés, et les Impiudis aux huttes si basses qu’ils n’y peuvent entrer qu’en se traînant sur les genoux ; c’est que, depuis un demi-siècle, ces naturels mêlés à d’autres castes ou croisés avec elles, ne rappellent déjà plus qu’imparfaitement le type de leur nation à l’époque de la conquête.

C’est devant l’embouchure du Xingu, que le courant de l’Amazone cesse d’emplir le lit du fleuve pour porter au nord-nord-est et rallier la rive gauche, abandonnant la droite à la seule action des marées. La vie et l’animation suivent la direction du flot. Ces troncs d’arbres enguirlandés de plantes volubiles, avec lesquels nous voguions de conserve, ces îles de capim flottant à l’aventure, ces pirogues entraînées par quelque crue subite et tournoyant au fil de l’eau, toutes ces épaves, en passant devant la bouche du Xingu, sont brusquement saisies par le courant et entraînées vers la Guyane, quand elles comptaient, en suivant l’est-sud-est, aborder au Para.

Ces objets inanimés ne sont pas seuls soumis à l’influence du courant ; les tortues, les caïmans, les poissons et autres habitants du fleuve, la subissent également. Tous défilent sous l’eau par bandes éparses, se dirigeant vers Macapa ; d’autres individus, non moins agiles qu’eux, suivent dans l’air la même direction. Les neuf légions que compte le redoutable corps des moustiques, émigrent à la fois. Carapana-pinima, le moustique gris sombre, zébré de blanc ; Morotuca, l’individu gris et velu ; Garaqui-pirira, la variété à pattes blanches ; Carapana-i, le nain toujours éveillé ; Pium, le sonneur de fanfares ; Marihui, le petit fifre ; Mutucapinima, l’arlequin ; Mutuca-pichuna, le grand nègre ; Mutuca-tapera, le roux des bois : tous ces monstres à trompe aiguë, ont pris congé de nous et ne boiront plus notre sang. Que nos malédictions les accompagnent !

L’énorme masse alluvionnaire de Marajo, cette doyenne des îles d’eau douce, a opéré ce changement subit dans la direction du courant. Il a suffi à la géante d’appuyer sa hanche à la rive droite, et le fleuve, refoulé par cette pression, s’est rejeté brusquement vers la gauche pour y écouler son trop plein.

L’embouchure du Xingu dépassée, nous relevons successivement, à partir de Porto de Mós, que le pilote nomme par corruption Punto de Mós, trois villages et une ville. Les villages sont Boa Vista, Valhoriñho et Garrazedo. La ville a nom Gurupa, et se recommande par des antécédents relativement illustres. Nous jetons l’ancre en face de la ville.

C’est aux invasions successives des Hollandais, des Anglais, des Français, que Gurupa dut autrefois son existence. Sans les reconnaissances à main armée que poussaient dans l’intérieur du fleuve les représentants des nations précitées, Gurupa, gardant son nom primitif de Mariocaï, fût restée un fouillis de palmiers miritis, assahis et murumurus, où les Indiens Tubinambas s’arrêtaient volontiers au milieu du jour pour y boire du vin de palmes.

En 1622, Bento Maciel Parente, septième capitaine-major du Para, tire Gurupa de son obscurité en y construisant un blockhaus en pisé, dans lequel il place cinquante soldats chargés de surveiller la passe du fleuve. Dix ans plus tard, le blockhaus transformé en forteresse, abrite dans ses murs une garnison de cent cinquante soldats. Quelques rencontres sur le fleuve entre ces soldats et les Hollandais, et dans lesquelles les premiers sont vainqueurs, établissent la réputation militaire de Gurupa. Des Carmes portugais y bâtissent un petit couvent, — Conventiñho. — Les Peaux-Rouges des alentours, baptisés et catéchisés, lui font une population chrétienne ; des villages-missions, fondés aux abords de la ville par des Capucins portugais, se meuvent dans sa juridiction. Tout semble présager à Gurupa un avenir prospère.

En 1622, sa forteresse a l’honneur de servir de prison à une douzaine de Jésuites qui tentaient de bouleverser les Missions voisines et de substituer le patronage de saint Ignace de Loyola à ceux de saint Élie et de saint Bonaventure.

En 1674 une épidémie s’abat sur Gurupa, enlève une partie de ses habitants et disperse les autres. La forteresse est abandonnée par sa garnison, le couvent par ses moines ; mais pour que ce couvent, œuvre de leurs prédécesseurs, ne puisse profiter à un ordre rival, les Carmes avant de le quitter, en font tomber les murs, non pas au son de la trompette, comme Josué ceux de Jéricho, mais à coups de pioche.

Après un sommeil léthargique de quelques années, Gurupa se réveille et végète obscurément pendant plus d’un siècle. En 1798, nous la retrouvons, veuve il est vrai de sa population de Tupinambas, de ses Carmes et des défenseurs de sa forteresse, mais suppléant à ces diverses pertes par d’autres avantages. Une garde civique, composée d’indigènes, apprend à faire l’exercice et à marcher au pas. Le gouvernement vient d’y fonder une école publique où bambins et bambines se rendent