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Page:Le Tour du monde - 16.djvu/133

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chaque jour le carton au bras et les yeux baissés, ainsi qu’il convient à des enfants modestes. La civilisation, comme on en peut juger, a fait un pas immense.

À partir de cette époque jusqu’à l’heure présente, nous n’enregistrons dans l’histoire de Gurupa que des mariages, des naissances et des décès, tic tac monotone d’une existence qui fonctionne avec la régularité d’une horloge. Les saisons passent et reviennent, les générations se succèdent et le fleuve continue à couler.

Aujourd’hui Gurupa, lasse de civilisation, tend de toutes ses forces à retourner à sa barbarie primitive. Les broussailles et les parasites l’enveloppent jusqu’à mi-corps. Son ancienne forteresse un peu démantelée, mais très-coquettement ornée à l’extérieur de convolvulus et de plantes grimpantes, a surtout bon air. On dirait une de ces vierges qui, avant de prendre le voile et de s’ensevelir vivantes entre les quatre murs d’un monastère comme dans un tombeau, se couronnent de fleurs et épousent pour un moment les pompes du monde. Notre comparaison, qu’un critique hargneux pourra trouver fleurie, est d’autant plus juste à l’égard de la forteresse de Gurupa que jamais boulet hollandais, espagnol, anglais ou français, n’a souillé sa pudeur native et déchiré ses flancs.

Des toits de chaume, des pans de murs grisâtres et délabrés, apparaissent de loin à travers le réseau que la végétation tend autour de Gurupa et dont chaque année va resserrant les mailles. Parmi ces masures sordides, une seule maison attire le regard. Cette maison blanche, carrée, avec un toit conique et se détachant sur un fond de forêt tout étoilé de palmiers coryphas, c’est l’église. L’homme s’endort, las de son œuvre qui s’efface ; l’esprit de Dieu continue à veiller.

Bien qu’en réalité nous n’ayons pas quitté le lit du fleuve, depuis une heure nous ne naviguons plus sur l’Amazone. Nous sommes entrés dans l’intérieur des canaux ; — Os Canaës — comme dit le pilote. C’est par ce nom que les riverains et les hydrographes de la province désignent l’agglomération d’îles qui fait de la rive droite, à partir de Gurupa jusqu’au Para, comme une région distincte. Lorsqu’on leur demande des explications à cet égard, ils vous répondent imperturbablement que la rive gauche du fleuve ayant gardé pour elle l’espace, le vent, le courant, les tortues, les poissons, les moustiques, il était naturel qu’elle gardât aussi le nom d’Amazone. Qu’objecter à cela ?

Le canal où nous naviguons est appelé canal des Brèves par allusion au chemin qu’il abrége. Il ouvre la série des furos et des paranas grands et petits, huasu et miri comme on dit ici, qui se croisent, s’ajustent, se bifurquent de la façon la plus bizarre et donnent au réseau fluvial de cette partie du pays, l’apparence d’un immense filet dont le contour de chaque maille serait tracé par un cours d’eau.

Des forêts d’un jet magnifique bordent les deux rives de ce canal. Leur vue me console un peu de l’absence du fleuve que nous ne devons plus revoir. Ces forêts fraîches, ombreuses, luxuriantes, forment comme deux grands murs parallèles dont le sommet, entraîné par le poids des lianes, se contourne en volute. Un vert tapis d’aroïdées étendu à leur base, cache la ligne des terrains et trempe dans l’eau sa frange végétale.

L’entrée du canal, large de trois cents mètres, va se rétrécissant à mesure que nous avançons dans l’intérieur. Comme le grand fleuve dont il offre une réduction minuscule, ce canal des Brèves a des îlots, des caps, des baies, qui accidentent très-heureusement sa physionomie. À l’heure où notre sloop en franchissait la barre, le soleil commençait à baisser. Maintenant il va disparaître et le jour décline rapidement. Les silhouettes des forêts font des masses sombres sur les deux rives. Le milieu du canal est d’un gris d’argent clair et mat.

Bientôt le crépuscule envahit le paysage. Les couleurs s’effacent ; les formes et les contours s’évanouissent ; tous les objets revêtent une sombre et uniforme livrée ; la nuit se fait. Au milieu de l’obscurité générale, le milieu du canal reste lumineux et comme vivant ; les étoiles qui se sont allumées dans l’espace, s’y reflètent complaisamment et le transforment en une voie lactée.

La marée qui descend nous porte doucement à l’est. Le mouvement du sloop est inappréciable. Son étrave divise l’eau sans secousse et sans bruit. On croirait naviguer sur des flocons d’ouate. Ainsi dut voguer Aulu-Gelle dans sa traversée d’Égine au Pirée, et l’épithète de clemens mare, qu’il donne aux eaux de l’Archipel, peut s’appliquer, avec justesse, à celles du canal des Brèves. Décidément, je ne saurais regretter l’Amazone, où les prororocas, les trevoadas et les typhons eussent mis nos jours en danger. Ici, rien de pareil ne nous menace. Notre voyage jusqu’au Para ne sera qu’une promenade bucolique, une églogue en action à travers des ruisseaux de lait, des champs de verdure et de fleurs.

Sous le coup de ces idées riantes, je suis entré dans le roufle ou kamarotos qui me sert de chambre à coucher. À ses parois est suspendu le hamac dans lequel je dors d’habitude. Un Tapuya a poussé le verrou extérieur de ma logette et m’a laissé dans une obscurité profonde, avec des sacs de cacao empilés en ce lieu et que j’appelle mes camarades de chambrée. Je me suis endormi, l’esprit plein de choses gracieuses.

Un branle inusité de mon hamac m’a réveillé au milieu de la nuit. Je me suis levé précipitamment ; mais à peine étais-je debout que le sol a paru se dérober sous moi et, trébuchant comme un homme ivre, je suis allé tomber sur une litière de grains de cacao. L’échafaudage des sacs avait croulé sans que j’en eusse conscience. Dans leur chute, quelques-uns de ceux-ci s’étaient crevés et leur contenu jonchait le plancher. D’abord, je me suis cru le jouet d’un rêve ; mais à une douleur que je ressentais au bras droit, j’ai compris que la culbute que je venais de faire était très-réelle. Comme je me relevais et cherchais à tâtons la porte d’entrée, j’ai entendu au dehors un bruit de voix confuses. Le plafond du roufle craquait sous des pas pré-