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Page:Le Tour du monde - 16.djvu/145

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manque de fonds. Au bout d’un certain temps cette voie de communication sur laquelle on avait compté, était devenue intransitable. Le gouvernement entreprit alors de faire creuser le chenal, et, pour subvenir aux dépenses, préleva pendant un an un droit de navigation d’un à deux tostoes sur les embarcations dont le tonnage dépassait cent arrobes[1]. Cette mesure fit jeter les hauts cris aux habitants de la contrée ; mais le gouvernement s’en inquiéta peu et perçut l’impôt avec cette impassibilité grave et sereine qui est le trait distinctif des gouvernements. Aujourd’hui, à marée basse, le chenal en question n’a guère plus d’une brasse de profondeur. Tout ferait croire que les couches de sable et de vase argileuse déposées par chaque marée, ont pu avec le temps exhausser le fonds de son lit, si les habitants ne juraient leurs grands dieux que cette surélévation n’est pas l’œuvre de la marée, mais le fait du gouvernement, qui, tout en imposant les contribuables, négligea de creuser le chenal. À ces insinuations malveillantes, on devine sans peine que ces braves gens ont toujours sur le cœur les quelques tostoes qu’on les a forcés de payer durant la période de 1846 à 1847.

Cette voie qui relie comme un trait d’union la rivière Moju à l’Igarapé-Miri, évite aux embarcations qui vont au Para, ou qui en viennent, de longer la rive droite de l’Amazone, où soufflent quelquefois de violentes tempêtes. Ce côté du fleuve, très-étroit dans le voisinage des Brèves, en deçà du Xingu, s’élargit si bien à mesure que les rivières Tocantins, Moju, Acara, Guajara, Capim, Guama lui tributent leurs eaux, qu’à vingt lieues de là, il forme, l’immense hémicycle, sans rives apparentes, appelé baie de Marajo. Les trevoadas et les typhons qui s’y déchaînent, n’ont rien à envier aux tempêtes de même genre qui labourent la partie gauche du fleuve, restée seule en possession du nom d’Amazone.

Igarapé-Miri — la petite rivière — a environ quinze lieues de longueur. Sa largeur est de quarante-cinq à cinquante mètres. Sa profondeur varie de deux brasses à trois. Les marées ordinaires élèvent son niveau de dix à douze pieds, comme on en peut juger par des flammêches de conferves accrochées aux buissons, et auxquelles le retour périodique du flot conserve leur couleur verte et leur lustre humide. Mais il est des marées extraordinaires, et la Prororoca ou mascaret est de ce nombre, qui atteignent aux hautes branches des arbres et couvrent quelquefois jusqu’à leurs sommets. Les chevelures de naïades, décolorées et sèches, que le vent balance à quarante pieds du sol, témoignent suffisamment de ces crues anormales, qui doivent ressembler à des déluges.

Au temps des basses eaux, du 15 août au 15 octobre par exemple, la descente d’Igarapé-Miri est une charmante promenade à la rame, durant laquelle le rêveur et l’artiste peuvent admirer à loisir la silhouette des forêts des deux rives, vaguement réfléchie dans l’eau blonde et dormante de ce canal, auquel on a donné, mais bien à tort, le nom d’igarapé.

Cent petites barques agiles montent ou descendent avec les marées. Leur voile blanche, rose ou rouge, un peu penchée, figure de loin l’aile ouverte d’un oiseau, aigrette, spatule ou flammant. Elles sortent des furos, des igarapés, des paranas voisins, chargées de rocou, de caoutchouc, de miel, de tafia, de noix de capuçaya ou d’huile d’andirobe, qu’elles vont porter à Santa-Ana, le chef-lieu d’Igarapé-Miri, d’où ces produits sont expédiés au Para. Quelques-unes, plus audacieuses, s’aventurent jusque dans la rivière Tocantins, pour recueillir, aux alentours de Cameta, le cacao qu’on y cultive. Cet empressement affairé des petites barques, qui, pareilles à d’industrieuses abeilles, picorent et butinent de tous côtés pour enrichir la ruche-mère, est une des gaietés d’Igarapé-Miri.

Les plages noyées et les engenhos, ou maisons rurales, se succèdent à de courts intervalles. À la coquetterie de ces dernières, on pressent les approches d’un centre de civilisation, dont l’heureuse influence s’étend jusqu’à elles. Toutes, à distance, sont très-neuves ou paraissent l’être, grâce au maquillage de lait de chaux appliqué sur leurs murs. Elles ont les portes et des volets jaunes, rouges ou verts, des vitres et des rideaux à leurs fenêtres, des cages d’oiseaux et des pots de fleurs. Par malheur, l’énorme pilotis sur lequel elles sont bâties, s’il les protége contre l’envahissement des marées, dérange un peu la symétrie de leur ajustement. Ce noir réseau de poutres et de poutrelles engluées de vase, servant de piédestal aux gracieux logis, éveille l’idée du paon au manteau de velours et d’or constellé de turquoises, aux jambes terreuses et aux pieds rugueux.

La marée a cessé de nous être propice. L’équipage ne se sent pas d’humeur à continuer le voyage à la rame, et le pilote parle de jeter l’ancre devant la ville de Santa Ana do Igarapé-Miri, dont on aperçoit au loin, à travers les arbres, les premières maisons.

Vingt minutes se sont écoulées. Nous sommes ancrés dans le port, et si près du rivage, que le beaupré de notre sloop s’allonge sur la place de Santa-Ana, au centre de laquelle se dresse une croix rouge. La ville, que nous embrassons d’un regard, ne compte guère qu’une cinquantaine de maisons ; mais ces maisons, symétriquement alignées, sont blanches, gris-souris ou jaune-paille, et couvertes en tuiles d’un orangé vif. Quelques-unes, fine fleur des pois de la localité, ont des auvents, des lucarnes et des belvédères. Toutes se recommandent par un nombre prodigieux de portes et de fenêtres.

L’église, placée en tête de ces logis, mêle un anneau sanctifié à leur chaîne profane et tient dignement le haut du pavé. — Nous parlons par métonymie, car le pavage est en terre battue. — L’édifice, d’une belle prestance, se compose d’une nef avec façade à fronton triangulaire, accostée de deux tours carrées en saillie. Ces tours sont coiffées de coupoles à quatre pans. Des cippes en figure de points d’exclamation se dressent à chacun de leurs angles. Des moulures, sobrement distribuées dans la masse, quelques fenêtres avec ou sans auvents, un portail central et deux portes latérales,

  1. Le tostao brésilien vaut environ vingt-huit centimes.