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Page:Le Tour du monde - 16.djvu/172

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l’on ne traverse qu’avec une peine infinie et en y laissant des lambeaux de ses vêtements et de son épiderme ; plus loin, c’est un fossé trop profond et trop large qu’il faut contourner ; enfin une rivière vous arrête, il faut suivre ses bords épineux et touffus jusqu’à ce que l’on ait trouvé un point guéable ; pendant ce temps on perd sa direction, on n’avance pas, tout en marchant beaucoup ; la faim et la soif arrivent avec la nuit ; une espèce de fièvre vous saisit, on se hâte, on s’empresse et chaque pas ne fait que vous égarer davantage dans ce désert où nul secours ne vous sera porté. — C’est ce qui m’arriva après avoir quitté le sentier. Par bonheur, j’avais un point de repère, le mont Koghi ; autrement j’aurais pris de fausses directions et n’aurais jamais pu sortir de ce fouillis inextricable. — Enfin, parti à une heure du soir de Koutio-Kouéta, j’arrivai seulement à six heures à Koé, après avoir gravi et descendu deux chaînons de montagnes assez élevées et très-abruptes, que le chemin ordinaire contourne ; en cinq heures de marche forcée, je n’avais franchi à vol d’oiseau que sept à huit kilomètres au plus.


II


Une station ou établissement agricole dans la Nouvelle-Calédonie.

Je fus reçu de la façon la plus cordiale par M. Ferdinand Joubert, qui, apprenant que j’arrivais dans l’île et que j’étais chargé par le ministre d’une mission géologique, se hâta de m’informer que de nombreux affleurements de charbon se trouvaient dans sa propriété même et que le gouvernement en avait déjà tenté l’exploitation ; je ne l’ignorais pas, et mon but principal, en venant à Koé, était de visiter ces affleurements ; aussi acceptai-je avec empressement l’offre que me fit M. Ferdinand Joubert de m’accompagner dans cette visite.

La station de Koé était le type du genre comme installation et comme manière de vivre ; depuis elle a subi des transformations qui, tout en la dotant d’un confort plus grand, lui ont enlevé son originale simplicité.

La case principale se composait d’une solide et vaste charpente, à l’épreuve des coups de vent ; des planches clouées par-dessus les poteaux de la charpente, formaient les murs, mais ne joignaient pas si bien qu’à travers leurs interstices, les brises du soir ne fissent toujours vaciller la lumière des lampes. Le toit, à l’épreuve des pluies, se prolongeait sur tout le pourtour de la case, formant une large varande, plus habitée que l’intérieur, ce qui, du reste, est toujours l’usage dans les pays chauds. — Des cloisons en planches divisaient l’intérieur de la case en quatre ou cinq chambres à coucher, laissant au milieu une assez vaste salle où l’on mange, où l’on cause et où l’on reçoit les rares visiteurs ; l’ameublement de cette pièce importante était modeste ; une très-longue table, que longent deux bancs, quelques tabourets, une pendule, un buffet, un fusil suspendu le long de la cloison : rien de plus. Quant aux chambres, l’une était réservée aux étrangers, une autre était la chambre du maître : le reste était occupé par les employés blancs de la station ; un lit à moustiquaire, une chaise, un petit bureau, quelques livres et journaux, un fusil, étaient les meubles ordinaires de chacune de ces chambres, où d’ailleurs ces actifs travailleurs vivaient peu ; car voici l’emploi ordinaire de la journée d’un colon néo-calédonien :

À six heures du matin on prend le thé ou le café avec du lait et du biscuit et on se rend au travail.

À dix heures on vient déjeuner avec du thé, du biscuit, du bœuf salé, des patates, du riz.

On dîne à deux heures, on soupe à six heures et demie. Ces aliments peu variés sont attaqués avec un appétit homérique et rapidement consommés. L’heure de chaque repas est annoncée par le cooka ou cuisinier à l’aide d’une conque marine retentissante.

Ici, suivant la méthode de la plupart des stations australiennes, le maître ou squatter et ses hommes (stock-men, stock-keeper, etc., hommes du troupeau, gardiens du troupeau, etc.), vivent dans une parfaite égalité ; la seule différence entre eux est que l’un indique aux autres le travail à faire ; tous vivent à la même table et mettent la main à la même besogne ; après le dîner du soir, tout en fumant la pipe et prenant le grog au gin, si cher à l’Anglais, on parle du travail de la journée et des incidents qui se sont produits ; quelquefois un voyageur connu ou inconnu, qui est venu s’asseoir à la table à l’heure du repas, raconte les nouvelles de la ville, qui sont attentivement écoutées et commentées ensuite.

La plupart de ces hommes de la brousse, de ces bushmen, sont passionnés pour la lecture ; ils ont chacun une petite bibliothèque qu’ils se prêtent mutuellement, et maintes fois j’ai été surpris de l’urbanité des manières, du savoir-vivre natif de quelques-uns de ces rudes travailleurs. On ne saurait les comparer aux habitants de nos campagnes ; du reste, parmi eux, on rencontre fréquemment des jeunes gens instruits, titrés quelquefois, que des revers de fortune ont forcés de s’exiler de l’Europe ; ils sont venus dans ces pays pleins de ressources, essayer de reconquérir, par un travail pénible mais rémunérateur, la situation qu’ils ont perdue. Cependant ceux-là se distinguent aussi quelquefois par leur instabilité, leur caractère irritable ; ils supportent mal le joug.

Près de l’habitation principale est la cuisine où règne le cooka, qui est ordinairement un kanak du pays ; on comprendra facilement ce choix en tenant compte de la simplicité des mets et de leur préparation. Un jardin potager et fruitier s’étale en pente douce devant l’une des grandes faces de la case, pendant que des hangars, des écuries, des magasins s’élèvent devant l’autre ; un peu plus loin, des cases coniques en paille, qui servent de demeure aux kanaks employés sur la propriété, apparaissent çà et là ; l’ensemble de toutes les habitations est entouré d’une barrière (fena) qui