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Page:Le Tour du monde - 16.djvu/173

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renferme quinze hectares de terrain environ. Cette enceinte prend le nom de paddock ; c’est là qu’errent en liberté les chevaux de selle que l’on monte ordinairement et les bœufs de travail ; tous ces animaux sont ici sous la main et ne peuvent aller rejoindre les autres bêtes du troupeau qui, plus libres encore, paissent sur les immenses pâturages composant le reste de la propriété et que l’on nomme run ; je n’ai pas besoin d’ajouter que les parties cultivées sont aussi entourées avec grand soin.

Tous ces détails m’étaient donnés après souper par le chef de la station, et l’heure s’avançait ; nous devions nous lever avec le soleil le lendemain pour commencer notre excursion ; on me montra ma chambre, et M. Ferdinand Joubert me quitta en me souhaitant une bonne nuit, souhait presque inutile après une pareille journée ; aussi fallut-il qu’on m’éveillât à six heures du matin ; je n’avais fait qu’un somme, en dépit des moustiques. Tout était déjà prêt pour le départ : deux kanaks nous accompagnaient portant des vivres et leur petite hachette ou tomahawk ; M. Ferdinand et moi nous avions nos fusils, une gourde en bandoulière, un marteau et une hachette passée dans la ceinture.


IV


Promenade en forêt. — Chasse au notou ou pigeon Goliath.

Les affleurements de charbon que nous allions visiter ne sont pas loin de la station, mais nous avions le projet d’explorer un peu la montagne et d’y passer trois jours ; j’examinai, en marchant, les kanaks qui nous servaient de porteurs et de guides ; c’étaient deux jeunes gens de vingt ans environ ; ils étaient grands et bien faits, comme le sont ordinairement les naturels de la Nouvelle-Calédonie ; leurs traits, quoique trop accusés et rappelant ceux du nègre, ne manquaient pas d’une certaine douceur ; ils marchaient d’un pas silencieux et rapide. Nous traversâmes d’abord, au milieu des hautes herbes toute la plaine qui s’étend au pied de l’habitation, dont une bonne partie, déjà labourée, était prête à recevoir les plants de canne à sucre. Nous nous engageâmes ensuite dans la montagne, en remontant un petit ruisseau, affluent de la Dumbéa. Sur les bords de ce cours d’eau la végétation est si belle qu’on ne peut se lasser de la contempler ; des arbres de toutes dimensions et de toute nature se pressent les uns contre les autres et sont reliés par d’innombrables lianes, souples et sans fin, qui serpentent d’abord le long des troncs, puis, arrivées à l’extrémité d’une haute branche, retombent quelquefois verticalement jusqu’au sol d’une hauteur prodigieuse ; la terre est couverte, sur une grande épaisseur, de feuillages et de branches qui s’accumulant ainsi d’année en année au pied des arbres, forment un humus d’une richesse surprenante, entretenue encore par une humidité constante. Un fait remarquable est qu’aucune plante épineuse ne croît habituellement dans ce genre de forêts ; s’il en était autrement, la circulation serait impossible au milieu de cet inextricable amas de jeunes arbres et de lianes, aussi solides que des cordes, au milieu desquels on est obligé de passer tantôt en hissant péniblement son corps, tantôt en rampant le long de terre.

Nous étions engagés depuis quelques minutes déjà dans cette forêt ; nos deux kanaks nous précédaient brisant sur leur passage les arbustes avec la main et les pieds, écartant les grosses lianes et coupant avec leurs dents les petites, nous créant ainsi un passage plus facile, lorsque, tout près de nous, un mugissement sourd se fit entendre. Les kanaks et M. Ferdinand s’arrêtèrent sur-le-champ ; comme je savais qu’en Nouvelle-Calédonie n’existait aucun animal féroce, j’étais porté à attribuer ce mugissement à quelque bœuf égaré dans ce dédale, mais mon compagnon, qui paraissait surexcité comme un chasseur qui entend près de lui la voix des chiens, me dit tout bas : « C’est un notou ; » en même temps, armant doucement son fusil, il me faisait signe de ne pas remuer. Sur un de ses gestes, un des kanaks continua d’aller en avant, pendant que l’autre s’arrêtait, livrant passage à M. Ferdinand qui suivit le premier indigène. Ils s’éloignèrent ainsi lentement, avec des précautions infinies, pour ne pas soulever trop de bruit sur cet amas de feuilles sèches et de branchages ; en un instant ils disparurent dans l’épaisseur du feuillage. J’attendais avec intérêt l’issue de cet incident lorsqu’un second mugissement fit une fois encore retentir la forêt, et fut suivi presque immédiatement d’un troisième qui partait d’un autre point :

« Notou ! » murmura à voix basse le kanak resté avec moi, en levant deux doigts et me regardant avec une figure pleine de joie ; à ce moment la détonation d’une arme à feu ébranla les échos de la vallée, et, comme une flèche, mon compagnon basané se précipita dans la direction suivie par M. Joubert, s’évanouissant subitement à son tour dans le fourré, sans s’occuper davantage de mon individu fort embarrassé de le suivre à la course dans un pareil chemin. Mais la voix de M. Ferdinand, qui m’appelait, me servit de guide, et je le rejoignis bientôt ; il tenait à la main un oiseau aussi gros qu’une poularde ; ce n’était autre chose qu’un énorme pigeon ; je fus un peu honteux alors d’avoir pris le roucoulement d’un pigeon pour le mugissement d’un bœuf ; mon compagnon me consola en me disant que je n’étais point le premier auquel ce pigeon géant, le Carpophage Goliath des naturalistes, eût fait commettre cette méprise.

Cet oiseau, très-abondant dans ces forêts, est le plus gros gibier de l’île ; vivant de graines, de fruits et de baies, suivant les saisons, il se tient dans le bas ou dans le haut de ces épaisses forêts qui longent les ruisseaux jusqu’à un niveau très-élevé au-dessus des rivages de la mer. Les naturels ont une curieuse façon de le chasser : ils établissent sur une des branches bien découvertes d’un arbre à graine quatre ou cinq nœuds coulants, assez grands pour embrasser la bran-