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Page:Le Tour du monde - 16.djvu/177

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une liane très-mince. Quand les cailloux furent chauds, ils enveloppèrent deux pigeons et quelques taros, mêlés à des plantes aromatiques, dans des feuilles de bananier ; le tout fut mis dans le trou, entouré de cailloux presque rouges et rapidement recouvert de feuilles d’abord et de terre ensuite, afin de fermer hermétiquement le passage aux matières volatiles de notre rôt. Au bout d’un certain temps, la terre fut enlevée, puis les cailloux supérieurs, et nos pigeons nous apparurent bien rôtis et répandant une odeur des plus appétissantes ; ils étaient en effet délicieux ; les viandes cuites de cette manière conservent tout leur arome et se dessèchent peu.

La nuit, qui succède si rapidement au jour sous les tropiques, était arrivée ; le feu de la plaine que nous dominions était maintenant beaucoup plus apparent et assez rapproché pour que nous pussions entendre le crépitement des flammes qui, par moments, s’élançaient à une grande hauteur, tordant les jeunes arbres verts qui craquaient sous leur étreinte ; le niaoulis, à l’écorce combustible comme de l’amadou, s’enflammait des pieds à la tête, en répandant une immense lueur autour de lui ; lorsque l’incendie rencontrait des parties bien desséchées, il les traversait avec une vitesse qui ressemblait à de la furie.

J’étais ravi à la vue de ce spectacle, et mes yeux suivaient avec le plus grand intérêt chaque détail de ce combat entre la flamme et ces pauvres végétaux à demi desséchés.

Cependant la mer de feu s’approchait de plus en plus de nous ; quoi qu’on m’eût dit, le sentiment du péril me rappela à la réalité ; je regardai mes compagnons. M. Ferdinand, couché le long du feu, fumait avec délice une pipe noire et courte ; quant aux naturels, ils étaient accroupis, à quelques pas de nous, près d’un second feu et sous un abri des plus élémentaires ; l’un d’eux fumait la pipe commune en surveillant la cuisson de quelques racines, tandis que son camarade chantait, sur un air monotone, probablement les incidents de notre voyage ; il balançait son corps en mesure, frappant en cadence deux pierres l’une contre l’autre :

« Tous ces gens-là ne s’aperçoivent point du danger, me dis-je, cependant il existe. »

Je m’approchai doucement alors de nos guides, je leur offris un peu de tabac, qu’ils acceptèrent avec le plus grand plaisir et je leur dis :

< Tayos (amis), nous allons être brûlés, le feu n’est pas loin. »

Les deux jeunes gens, pour toute réponse, se regardèrent en souriant ; l’un d’eux même me sembla avoir quelque chose de dédaigneux dans son sourire ; j’avais évidemment dit une grosse bêtise. J’attendis un instant pour renouveler mon appel sous une autre forme ; nous restâmes ainsi côte à côte et silencieux ; mais le feu n’était plus qu’à quelques centaines de mètres ; la vive lumière qu’il projetait nous éclairait presque a giorno ; les crépitements, qui annonçaient la marche de l’incendie devenaient de plus en plus distincts à nos oreilles ; je me levai anxieux, et m’approchai de mon compagnon, M. Joubert. Il était toujours couché et sa respiration sonore m’apprit qu’il dormait profondément ; je tournai de nouveau mes yeux vers les kanaks, l’un d’eux faisait passer la pipe à l’autre qui se mit à la charger avec le soin le plus minutieux ; je n’y tins plus :

« Ne voyez-vous pas que le feu sera ici dans cinq minutes ? » m’écriai-je exaspéré.

L’un des deux kanaks alluma alors sa pipe, pendant que son camarade lui parlait ; puis tous deux éclatèrent de rire ensemble, mais du rire le plus franc, le plus gai, le plus épanoui, rire que les sauvages seuls connaissent ; leur figure, ordinairement grave, sévère même, semblait fleurir ; leurs dents admirables de blancheur et de forme, se montraient toutes, tant leur bouche se dilatait ; chaque éclat de rire se terminait par un cri aigu, hou ! hou ! tellement retentissant, que M. Ferdinand en fut éveillé, heureusement pour moi, car j’étais dans une fâcheuse position et je ne savais point s’il fallait rire en chœur ou me mettre en colère.

Il est un langage en Nouvelle-Calédonie qui se parle sur toute la côte et sert de moyen de communication entre les kanaks et les blancs et quelquefois entre les blancs eux-mêmes, quand ils sont de nation différente ; ce langage a pour base l’anglais, mais on y rencontre des mots français, chinois, indigènes, tous plus ou moins altérés. Quelques phrases, tirées de ce langage, que j’aurai l’occasion de citer dans le courant de ce récit, montreront que le génie de cette autre lingua franca est des plus simples et qu’au moyen d’un très-petit nombre de mots on peut toujours assez bien s’entendre suc les choses usuelles de la vie. Voyant M. Joubert éveillé par l’hilarité bruyante de nos guides, je le mis en quelques mots au courant de la question :

« Ne vous étonnez pas, et surtout ne vous montrez pas blessé de cette gaieté, me dit-il ; elle vient de ce qu’ils trouvent très-bizarre votre frayeur devant ce feu qu’ils vont combattre si facilement tout à l’heure ; du reste, ils comprennent mal le français et auront donné à vos paroles un sens autre que celui qu’elles avaient réellement. »

Se tournant alors vers nos guides M. Ferdinand ajouta : « Tayos, lookout belong faïa » (Amis, faites attention au feu). Nos deux guides se levèrent aussitôt, regardèrent un instant la flamme qui n’était plus qu’à une très-faible distance ; puis, tout en poussant des cris, ils saisirent leurs tomahawks, s’élancèrent auprès des arbres voisins, coupèrent en quelques secondes des branches de niaoulis chargées de feuilles, et les assemblèrent de façon à former pour chacun d’eux un long balai ; ensuite, toujours bondissant et hurlant, ils prirent une torche faite d’écorce de niaoulis enflammé et coururent du côté du feu jusqu’à quarante mètres environ du point où nous étions. Là, ils mirent le feu aux herbes, propageant l’incendie tout autour de nous en divers points ; nous fûmes bientôt dans un cercle de feu éclatant, mais dont l’intensité n’avait pas le temps de devenir considérable sur la faible