Aller au contenu

Page:Le Tour du monde - 16.djvu/180

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

Telle fut en Nouvelle-Calédonie ma première nuit de bivac. Bien d’autres semblables devaient la suivre.

Deux jours après, vers le soir, nous approchions de Koé ; harassés par les marches forcées que nous venions de faire, notre pas était lent et lourd ; tout à coup nous apercevons une troupe de chevaux en liberté ; à notre approche ils se mirent à hennir et à s’inquiéter, puis tous prirent la fuite, un seul excepté, qui, au contraire, s’avançait lentement :

« By Jove ! s’écria M. Ferdinand, c’est ma vieille Mauguy, » et oubliant la fatigue, il s’avança rapidement, son chapeau à la main et l’agitant d’une manière particulière en poussant le cri habituel : « Come, come[1] » ; quelques minutes après, nous étions en possession d’une monture ; une liane nous servit de bride, et mon compagnon et moi, juchés sur le dos de cette bête tranquille nous pûmes accélérer notre marche ; nous ne fîmes pas à la station de Koé une entrée bien triomphale, mais, dans cette occasion, notre amour-propre parlait moins haut que la fatigue.

M. Joubert m’avoua depuis que dans cette excursion il avait conçu le projet de me faire demander grâce, qu’il pensait la chose aisée avec un nouveau débarqué ; il avait été pris lui-même au piége.

Ceci se passait à la fin de l’année 1863 ; à la fin de 1866, lorsque je quittai la Nouvelle-Calédonie, l’aspect de Koé était bien différent ; la grande plaine qui s’étend aux pieds de l’habitation, avait été en partie transformée en champs de cannes à sucre ; un canal, détournant les eaux d’un ruisseau, faisait mouvoir la roue hydraulique qui commandait la meule à broyer la canne ; les chaudières pour l’évaporation des sirops fonctionnaient, tout était en place, grâce à l’activité et à l’intelligence déployée par le chef de la station ; la frégate la Sibylle emportait déjà en France quelques échantillons du sucre et du rhum fabriqués à Koé ; c’étaient en ce genre les premiers produits fournis par notre jeune colonie.


V


Kanaks et colons. — Ce qu’on peut tirer des indigènes.

Ces travaux nombreux et divers ont presque tous été exécutés à Koé, par des kanaks, sous la direction d’Européens ; cependant j’ai souvent entendu les colons soutenir que le Néo-Calédonien ne pouvait être pris au sérieux comme travailleur ; quelques-uns même vont plus loin et souhaitent la disparition de cette race ; il est vrai que ces terribles logiciens sont ceux qui connaissent ordinairement le moins les indigènes et le pays. Ceux-là aussi refusent la moindre intelligence au kanak, sans s’être jamais donné, un seul instant, la peine de la rechercher et d’étudier sa nature pour l’utiliser à leur profit ; il est peut-être heureux pour les Néo-Calédoniens qu’il en soit ainsi.

Parmi ceux qui décrient le plus le kanak, il faut aussi compter en première ligne ces petits caboteurs et ces coureurs de brousse qui vont de tribu en tribu avec quelques objets de traite : pipes, tabac, guimbardes, mouchoirs rouges, couteaux, etc. La plupart de ces gens-là font avec le kanak des échanges dans lesquels ils donnent un œuf pour avoir un bœuf ; lorsqu’ils emploient les indigènes ils les rétribuent souvent fort mal, de sorte qu’ils en trouvent difficilement pour un nouveau travail ; c’est alors qu’ils s’empressent de déclarer que cette engeance n’est bonne à rien.

En disant que l’on ne paye pas assez le kanak qui travaille, je sais que j’attaque de front les idées de la plupart des colons de la Nouvelle-Calédonie, toujours enclins à trouver au contraire que les indigènes sont toujours trop payés ; mais je vais citer quelques faits qui montreront de quel désavantage il est pour le colon de ne pas payer convenablement le travailleur indigène, et combien il est impolitique de sa part et contraire à ses intérêts d’éloigner de lui un pareil auxiliaire :

Je commencerai par décrire les différents usages auxquels le kanak est actuellement employé. Cette énumération établira de suite ce dont est capable cet homme, dont quelques-uns voudraient se défaire par les moyens les plus violents :

1o Pêcheurs. — À Nouméa, des kanaks aux ordres d’un marin français, nommé Caster, vont tous les jours à la pêche et fournissent la ville de poisson, à des prix qui étaient, en 1865-1866, plus que modérés.

2o Marins. — Les bateaux-pilotes du port de Nouméa ont chacun, pour tout équipage, quatre ou cinq kanaks commandés par un pilote ou apprenti-pilote.

Tous les caboteurs de l’île n’ont d’autre équipage que des kanaks.

3o Courriers. — Les courriers mensuels de Poëbo à Houagap, de Houagap à Kanala, de Kanala à Nouméa, sont desservis par les indigènes avec la plus grande célérité.

4o Pêche du trépang. — Cette pêche, dont les produits forment l’exportation annuelle de beaucoup la plus importante de l’île, est toute faite par des indigènes, employés par quelques blancs. Nous reviendrons plus en détail sur cette industrie.

5o Volailles, porcs, etc. — La majorité des volailles et des porcs que l’on mange à Nouméa, est achetée sur la côte, à très-bas prix, par les caboteurs ; les porcs que les indigènes engraissent avec l’amande du coco, sont très-gras et fournissent une excellente graisse, que l’on emploie exclusivement dans les cuisines.

6o Huile de coco. — Toute l’huile de coco que l’on exporte, est fabriquée par les indigènes, pour leur compte, ou pour celui de colons blancs.

7o Légumes. — Le sud de l’île, l’île des Pins et l’île Ouen, envoient constamment à Nouméa des pirogues chargées de choux, d’oignons, de bananes, etc. Ces denrées, qui sont ordinairement très-chères quand les

  1. « Viens, viens. » — Lorsqu’on veut prendre un cheval dans le paddock ou parc, on y pénètre avec un peu de maïs dans un plat que l’on agite devant soi ; presque tous les chevaux viennent, attirés par le grain, et l’on peut ainsi en choisir un parmi eux.