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Page:Le Tour du monde - 16.djvu/181

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arrivages manquent, deviennent subitement à très-bas prix à chaque arrivée nouvelle de ces cultivateurs indigènes ; pendant les mois chauds il n’y a guère que les tribus du sud qui possèdent ces légumes, à la culture desquels la nature de leurs jardins se prête très-bien.

8o Bûcherons. — Tous les kanaks sont bûcherons et manient la hache avec une adresse merveilleuse ; aussi, toutes les coupes de bois que le gouvernement fait par lui-même ou par l’entreprise sont exécutées par des kanaks ; j’ai employé des naturels, pendant plusieurs mois, à couper et transporter des arbres pour des travaux de mine, et la somme de travaux fournie par ces hommes était égale, sinon supérieure, à celle donnée par des travailleurs militaires dans les mêmes circonstances.

9o Laboureurs. — Le Néo-Calédonien aime beaucoup le travail de la terre, qu’il considère comme le plus élevé et le plus digne d’un homme ; j’en ai vu qui labouraient très-adroitement à Koé.

Je terminerai ici cette nomenclature qui montre suffisamment le grand parti que l’on peut tirer de cette race.

Nous l’avons dit, en dépit de ces aptitudes nombreuses et diverses, le naturel ne veut pas ordinairement travailler pour Européen ; quelquefois il s’engage chez un colon et, au bout de quelques jours, il disparaît ; on dit alors que « tous ces kanaks sont des vagabonds et des fainéants » ; mais voici bien plutôt l’explication de cette conduite.

Le kanak, ayant dans sa tribu une nourriture presque toute végétale, consomme beaucoup en poids, de sorte que, rationné chez le colon et n’y mangeant d’habitude que du biscuit et du riz, il ne tarde pas à souffrir de ce changement de régime alimentaire ; pour lui, le riz et le biscuit sont des gourmandises ; il les mange comme un enfant savoure des pâtisseries, sans que, pour cela, sa faim soit apaisée ; ce n’est qu’au bout de plusieurs semaines de cette nourriture que, par un phénomène particulier, l’équilibre s’établit et que l’estomac du sauvage peut se contenter de sa ration. J’ai vu en effet des kanaks mis subitement à la ration du matelot français (sauf le café, le vin et l’eau-de-vie) dévorer cette ration et, pour combler les vides, aller pendant les heures de repos, chercher des racines, des vers (entre autres des nymphes de capricorne qui sont très-abondantes au milieu des arbres tombés depuis longtemps, dont le bois est pourri) ; mais, au bout d’un mois environ, ils mangeaient seulement et à peine la ration ordinaire ; quoique s’accoutumant très-bien à ce genre de nourriture, ils soupirent encore après leur ancien régime et sont très-heureux le jour où ils le reprennent.

Pour conserver près de soi ces précieux auxiliaires, voici le procédé adopté comme le plus simple. Un colon qui a besoin d’occuper vingt kanaks, en prend vingt-quatre ; les quatre supplémentaires cultivent d’après leurs méthodes le taro, l’igname et la banane, aux saisons convenables ; ils vont à la pêche du poisson, de la tortue, des crabes, etc., en un mot, ils travaillent à nourrir leurs vingt compatriotes absolument comme ceux-ci seraient nourris dans leur propre village.

Le moyen ordinairement employé est de passer un engagement avec une tribu qui devra fournir constamment un certain nombre de travailleurs ; mais ceux-ci se relayent souvent pour retourner à leur nourriture et à leurs mœurs qui leur plaisent tant, et le travail en souffre. Il faut en outre qu’ils aillent faire leurs plantations particulières ; car chaque kanak plante pour lui et sa famille.

La question de la nourriture, la plus importante, étant résolue, vient la question du salaire :

Un ouvrier blanc, dans les plantations, est payé de cent à deux cents francs par mois, nourri et logé ; un kanak est payé de douze à vingt-cinq francs, et, pour mieux faire comprendre l’exiguïté de ce salaire, je mentionnerai que dans un magasin on vend beaucoup plus cher à un naturel qu’à un blanc, de sorte qu’avec ces quinze francs qui représentent le travail d’un mois, il ne pourra presque rien se procurer ; que l’on en juge par les indications suivantes :

Trois pipes en terre 1,50 fr.
Une livre de tabac 4,00 fr.
Une guimbarde 0,50 fr.
Une bague en cuivre 1,00 fr.
Une brasse de calicot bleu 4,00 fr.
Un tomahawk 4,00 fr.
15,00 fr.

Tous ces objets sont ceux que le kanak préfère ; la passion du tabac est si violente chez lui que c’est toujours là le premier objet qu’il achète ; en second lieu vient ordinairement la guimbarde (Jew’s harp), sur laquelle il aime tant à jouer, pendant des heures entières, des airs monotones, au milieu desquels on distingue cependant des notes tantôt mélancoliques, tristes, tantôt animées et joyeuses ; l’anneau de cuivre ornera son doigt jusqu’au moment où il le fera passer à celui de quelque Chloé au teint de bronze. Ces hommes, comme tous ceux qui s’arrêtent à la première impression, aiment ce qui brille, ce qui attire le regard ; ils sont parfois même d’une coquetterie recherchée, lorsqu’ils plantent au sommet de leur épaisse et abondante chevelure les plumes brillantes d’un beau coq, ou la longue plume de leurs grands oiseaux de proie, ou bien encore lorsqu’ils ceignent leurs têtes d’une tige de la fougère-liane, plante si délicate, véritable chef-d’œuvre de la nature.

Le morceau de calicot est le seul vêtement que le kanak puisse acheter à un prix assez bas pour ses faibles ressources ; il se ceint les reins avec ce bout de toile lorsqu’il s’habille ou va en ville ; pendant le travail, son vêtement n’est que de feuillage.

La petite hachette ou tomahawk, qui ne le quitte presque jamais, est aussi pour lui un objet de première utilité ; il en enveloppe souvent le tranchant avec des chiffons de peur de la rouille ; il en enlève immédiatement le manche européen pour y adapter un manche plus à sa main, et qu’il a mis longtemps à fabriquer ; ce tomahawk est dans la main de ces hommes une arme