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Page:Le Tour du monde - 16.djvu/200

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pionnier et prêtre de la science. Nous examinâmes ensemble la physionomie de cet homme, autrefois chef suprême d’une des plus nombreuses et des plus riches tribus de l’île, aujourd’hui complétement dépossédé, et je lus sur ses traits, non le découragement et la servilité, mais l’expression d’une amère et profonde tristesse ; son accueil fut froid, digne, presque orgueilleux. Il n’avait pas une poule ni un porc à lui, comme s’il eût voulu ne posséder rien des choses importées par les Papaies (étrangers), mais il nous fit apporter une charge d’ignames capable de nourrir plusieurs hommes. Il n’accepta de nous qu’un peu de tabac. Cependant lorsque je ceignis la tête d’un de ses enfants d’un beau mouchoir rouge, et qu’il vit l’enfant rougir de joie, il me tendit la main ; à partir de ce moment, je fus son ami. Le lendemain il nous accompagna lui-même sur le pic d’Amoi, où nos fatigues furent récompensées par de précieuses trouvailles géologiques.

Lorsque je quittai le vieux chef en lui serrant la main, je ne m’attendais pas à le rencontrer bientôt, dans des circonstances fort malheureuses ; deux ans après, il fut impliqué dans l’assassinat du colon Taillard, à Houagap (affaire dont j’aurai l’occasion de reparler plus tard). Mis au cachot, il brisa trois fois ses fers, s’échappa trois fois et trois fois fut repris. L’aviso à vapeur, le Fulton, le transporta alors à Nouméa ; j’étais sur ce bateau lorsqu’on l’y amena. Cet infortuné était d’une maigreur effrayante ; dans les efforts qu’il avait faits pour briser, dans son cachot, les anneaux de fer qui lui liaient les bras et les jambes, il s’était déchiré les chairs jusqu’à l’os qu’on voyait à nu et que rongeait déjà la gangrène. IL me reconnut cependant, et je lui demandai ce qu’il désirait de moi :

« Du tabac pour moi et mon compagnon, » me répondit-il.

Je m’empressai de le satisfaire, et je lui fis porter quelques aliments plus agréables que les siens ; mais le chirurgien du bord me dit, après la visite : « Votre vieux chef n’ira pas loin. »

En effet, nous le débarquâmes à Kanala, où il mourut quelques jours après.

Sa complicité n’avait pas été prouvée, il n’était qu’en prison préventive. Cédant à l’intérêt que m’avait inspiré cet homme, vraiment doué d’une énergie et d’une intelligence rares, je pris postérieurement des renseignements sur l’affaire, et j’ai tout lieu de croire qu’il a été, dans cette occasion, victime de la haine d’un de ses compatriotes appelé Aïlé, petit chef d’une tribu autrefois en guerre avec la sienne, et que possédait l’esprit de vendetta. Aïlé me disait à moi-même, en me parlant d’Onine : Onine bad man, longtime he kill father, after that eat him (Onine est un mauvais homme, il a tué mon père autrefois et il l’a mangé). Et ce fut sur les dénonciations de cet ennemi héréditaire qu’Onine fut arrêté et mourut avant que son affaire pût être examinée. Quant à Aïlé, il est aujourd’hui chef d’un groupe de tribus où l’on a fait entrer celle de sa victime.

Nous venions de doubler le cap Teco ; il était quatre heures du soir, le commandant et l’état-major étaient à dîner, lorsque nous ressentîmes un choc violent, qui fit craquer toute la goëlette ; nous nous élançâmes sur le pont, nous étions échoués sur un banc de sable. Heureusement la mer était à peu près calme, la brise fraiche et la marée presque basse ; notre existence n’était donc pas le moins du monde en danger. Néanmoins un événement de ce genre provoque toujours des émotions assez persistantes. Les voiles furent amenées immédiatement ; une embarcation fut mise à la mer pour sonder autour de la goëlette qui, malgré la douceur des lames, talonnait horriblement. On la sentait alors trembler sous les pieds, comme si elle allait se disjoindre ; les mâts vibraient sous l’influence de ces chocs et menaçaient de se rompre. Quand la marée remonta, on mouilla rapidement des ancres à jets ; à l’heure de la marée haute tout était paré, mais on ne put faire avancer la goëlette que de quelques mètres. Nous étions à peu près encore dans la même position au moment du reflux ; heureusement toute la nuit le beau temps se maintint, et la marée suivante étant une des plus fortes du mois, nous avions encore bon espoir. En effet, à peu près au moment du plus haut niveau des eaux, sous un suprême et dernier effort de l’équipage, la goëlette glissa plus rapidement sur son lit de sable, et après quelques grincements de la quille sur le fond, nous étions à flot, très-heureux d’être sortis sans plus d’encombre de ce mauvais pas. Le même soir, nous étions mouillés dans le port de Hienghène.

Hienghène était jadis le centre d’une des plus riches tribus de l’île. Elle a, lors de la prise de possession, opposé une vive résistance à nos troupes. Son chef Bouarate est une des célébrités néo-calédoniennes et, comme toutes les célébrités, il a été beaucoup vanté par les uns, tandis que les autres se sont plu à le représenter sous un jour très-défavorable. Ainsi on prétend qu’avant notre arrivée, il se nourrissait de la chair de ses sujets et que les Anglais, lui ayant donné un fusil et des munitions, il exerçait son adresse sur de jeunes enfants et des femmes qu’il dévorait ensuite. D’un autre côté, Bouarate reçut toujours bien les Anglais qui venaient faire chez lui la guerre en condottières, et ne voulut ni des missionnaires qu’il renvoya de sa tribu, ni des Français, contre lesquels il combattit bravement, malgré l’infériorité de ses armes. Enfin, fait prisonnier et envoyé à Tahiti pendant cinq ans, il sut garder pendant sa captivité une conduite digne d’un chef. De retour dans sa tribu, il a repris la direction des affaires, et par sa fermeté, son intelligence, sa supériorité naturelle, il a su si bien diriger ses affaires, qu’il est du très-petit nombre des chefs actuels qui ont conservé de l’autorité sur leurs sujets, avec une sorte de prestige respectueux. Bouarate est grand, ses traits sont réguliers : sa physionomie a toujours une expression soucieuse que l’on ne rencontre ordinairement que chez les Européens. Il parle bien le français et l’anglais, mais préfère s’exprimer dans cette dernière langue. Nous le rencontrâmes en descendant sur le rivage, il venait au-devant de nous ; il nous