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Page:Le Tour du monde - 16.djvu/201

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conduisit dans son village, nous présenta son fils aîné qui n’a rien de sa distinction et de son air intelligent. De nombreux guerriers nus, la poitrine, la barbe et le visage noircis, formaient sur le gazon un groupe silencieux, immobile comme les sénateurs romains sur leurs chaises curules. On aurait pu ainsi les prendre pour des statues de bronze, n’eût été leur œil noir et étincelant qui suivait nos moindres gestes.

Sur un signe de Bouarate, plusieurs jeunes gens s’élancèrent et en quelques secondes firent pleuvoir du haut des cocotiers une grêle de noix dont la pulpe à l’état liquide est la plus agréable boisson que je connaisse pour apaiser la soif.

Le village est un des plus considérables de toute l’île ; les maisons, en forme de ruches, ont au sommet une statue grossière, surmontée d’une série de coquillages, ordinairement des conques marines et quelquefois des crânes d’ennemis pris à la guerre ; ces ornements ou trophées, en temps de guerre, sont emportés par les vainqueurs qui croient s’emparer de cette manière du bon génie de l’habitation. Les cases ont une seule ouverture très-basse et très-étroite ; le soir on les remplit de fumée pour chasser, autant que possible, les moustiques. On bouche ensuite l’unique ouverture et l’on s’endort sur des nattes, pendant que la fumée plus légère flotte au-dessus des têtes. Aussi est-il impossible de s’asseoir sans être à demi asphyxié ; mais on est délivré des moustiques. Ces maisons sont intérieurement doublées avec l’écorce, lisse et imperméable du niaoulis, et recouvertes de chaume à l’extérieur.

Le port de Hienghène est petit, mais sûr. Il est bordé d’un côté par des roches immenses qui surgissent du sein de la mer et ont été nommées Tours de Notre-Dame, à cause d’une vague ressemblance avec des tours de cathédrale. Des roches d’un même sédiment, forment sur le rivage des grottes et des cavernes très-curieuses. Leur base est un calcaire siliceux de formation très-ancienne ; il semble appartenir à la période silurienne. Une belle rivière arrosant une vallée fertile, se jette dans le port, et le long du rivage s’étend une plaine spacieuse des plus verdoyantes, habitée par de nombreux indigènes.

Ceux-ci se montrèrent à notre égard aussi gracieux que possible ; ils vinrent en foule à bord, nous apportant des provisions et des coquillages, et examinant tout avec la plus scrupuleuse attention. Le sang de cette tribu est beau, et je remarquai parmi les visiteurs plusieurs hommes admirablement bâtis : ils n’ont jamais cet embonpoint extrême si fréquent chez nous ; ils sont tout ossature et muscles. Cependant un défaut général des Néo-Calédoniens, c’est d’avoir les jambes un peu grêles, relativement au buste, et les mollets placés plus haut que les nôtres. On remarquera aussi que, soit habitude, soit constitution anatomique, ils prennent à chaque instant des poses qui nous fatigueraient horriblement, Ainsi, ils s’assoient sur leurs talons des journées entières ; lorsqu’ils montent sur un cocotier et qu’ils se reposent en route, ils prennent sans efforts des positions auxquelles chez nous un acrobate seul pourrait atteindre.

Il en est de même dans la natation, où ils se jouent avec une facilité telle qu’ils semblent posséder une pesanteur spécifique beaucoup moins grande que la nôtre. L’habitude seule ne saurait leur donner cette supériorité sur le nageur européen le mieux exercé, soit sous le rapport de la vitesse, soit pour le transport des fardeaux.

Poëbo, lieu de ma destination, est encore un des points les plus favorisés de la colonie. Le port est petit et peu sûr, mais on débarque sur une vaste plaine couverte de cocotiers et d’une riche végétation : plusieurs cours d’eau l’arrosent.

Les établissements de la mission catholique y prospèrent et possèdent un beau troupeau et des plantations en bonne voie : ils fabriquent aussi beaucoup d’huile de coco.

De nouveaux colons s’établissent tous les jours dans ces parages, à cause de l’abondance du cocotier, dont les noix sont très-favorables pour engraisser les porcs et la volaille qu’on exporte ensuite à Nouméa.

Au milieu d’un pays aussi riche, on se demande pourquoi la population indigène y décroît tous les jours. En effet, à Poëbo la mortalité est effrayante, comme on peut en juger par les chiffres suivants :

En 1856, cette tribu comptait mille cinq cents habitants ; en 1864, au moment de mon passage, il n’y en avait pas plus de sept ou huit cents ; pendant le cours de l’année qui venait de s’écouler, il y avait eu cent cinquante décès et seulement cinquante naissances. Comment expliquer ce phénomène bizarre qui fait que nous apportons la mort au sein de ces malheureuses tribus en nous y établissant ? Cela est patent et palpable : partout où nous passons, l’indigène dépérit et meurt.

À Nouméa et dans tous les environs, nous n’avons plus trouvé que les traces de cultures immenses qui annonçaient un peuple nombreux, mais nous n’avons pas rencontré un seul naturel. À Poëbo, un des points les plus civilisés, la population a diminué de moitié en vingt ans.

Près de là, nous avons visité la première tribu parmi laquelle l’Européen a débarqué et séjourné, la tribu de Balade, autrefois nombreuse, guerrière et redoutée de ses ennemis. Elle compte aujourd’hui une centaine d’individus à peine, et, chose étrange, pas de jeunes filles. Presque tous les rares nouveau-nés sont des mâles, et les quelques jeunes gens que j’y ai vus, voués à un célibat certain, préféreraient certes abandonner le territoire de leurs pères, qui leur est cher cependant à titre de berceau, pour aller dans une autre tribu voisine où ils auraient au moins l’espoir de trouver une femme.

Nous avons vu en passant dans le sud l’île Ouen, un des pays les plus intéressants de la colonie. Je l’ai visitée de nouveau en 1866 ; le P. Chapuis, qui est le vicaire de ce pays, me dit avoir vu la population diminuer