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Page:Le Tour du monde - 16.djvu/204

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friction est un véritable supplice que le malade subit sans se plaindre, quoique ses yeux, qui sortent à demi de leur orbite, et la sueur qui couvre son visage, accusent assez sa souffrance. Cependant le médecin ne se décourage pas ; il fait toujours craquer les côtes du malheureux, jusqu’à ce qu’il soit lui-même à bout de forces. — Enfin, le troisième remède, c’est une large absorption d’eau dans laquelle certaines plantes ont été macérées.

En dépit de tout, l’estomac cesse ses fonctions, et deux ou trois jours après, la mort survient. Autrefois, à partir du moment où un malade ne voulait plus manger, on attendait trois jours ; si, alors, le malade refusait encore la nourriture, on le tuait et on l’inhumait avec tous les honneurs dus à son rang.

Certainement cet acte doit nous paraître des plus barbares et des plus cruels ; cependant, si vous aviez assisté à la mort d’un de ces hommes, la chose vous paraîtrait moins extraordinaire ; et je crois même que dans la plupart des cas, c’était le moribond lui-même qui hâtait le supplice, tellement est grand le stoïcisme de ces enfants de la nature. Pour en donner une idée, je citerai quelques faits, choisis parmi tous ceux que j’ai pu observer.

Dans un village, je vis un malheureux jeune homme, assis à la porte de sa case, chauffant au soleil son squelette émacié, simplement recouvert d’une peau sous laquelle le sang ne circulait plus. Pendant que je le considérais, il me demanda un peu de tabac. « Mais, lui dis-je, tu as l’air malade et fumer te ferait du mal.

— Oh ! dit-il, ce n’est pas pour moi, je serai mort probablement avant deux jours ; c’est pour un autre. » Je lui donnai du tabac et m’éloignai. Deux jours après, je fus éveillé au milieu de la nuit par des hurlements ; je m’informai ; le jeune kanak ne s’était pas trompé ; c’était lui qui venait de mourir et on le pleurait.

Un des naturels de mon escorte était malade dans sa case depuis trois ou quatre jours ; l’un d’eux vint me dire d’aller le voir. Le malheureux était assis sur la porte, maigre et à demi mort. « Tu vois, me dit l’un d’eux en touchant le malade, ces côtes saillantes, ces jambes maigres ; tu vois, il n’a pas longtemps à vivre ; laisse-le retourner dans sa tribu pour y mourir.

— Oui, ajouta le moribond, my want mate-mate casi belong me « Oui, je désire mourir dans ma case. »

Je détournai les yeux de ce spectacle et renvoyai le kanak dans sa tribu qui était à cinq ou six lieues. Le jour même, les autres naturels l’y transportèrent, c’était un dimanche ; ils avaient attendu ce moment pour pouvoir le faire sans manquer à leur travail. À huit, ils portèrent ce malheureux sur leurs bras par des sentiers presque impraticables et, cependant, deux ou trois au plus étaient de la tribu du malade.

Je leur ai demandé souvent d’où leur venait cette affection de poitrine qui les tuait, et tous se sont accordés à me dire que c’étaient les blancs qui l’avaient introduite. L’un d’eux, Zacchario, petit chef de l’île Ouen, me raconta même à cet égard que, lors de l’arrivée des premiers caboteurs anglais dans sa tribu, il peut y avoir vingt-cinq ou trente ans, le village de Koturé qu’habitait son père, fut presque tout détruit par ce mal ; les débris échappés au fléau abandonnèrent ce pays, et allèrent se joindre au village d’Uara, qui est à peu près aujourd’hui le seul point habité de l’île.

Mais revenons à notre question première : Comment le contact des blancs introduit-il la mortalité au milieu de ces peuples ?

Le kanak, quoiqu’on ait dit le contraire, a toujours une nourriture abondante. Si la récolte d’ignames vient à manquer, il peut la remplacer par le taro, la canne à sucre et la banane ; à défaut de ces aliments, il a en abondance les poissons et les tortues ; si la pêche est mauvaise, et je n’ai jamais vu le poisson manquer, le coco et les coquillages si abondants et si variés de la plage ne peuvent dans aucun cas lui faire défaut. Le kanak possède donc des aliments assurés, mais des aliments peu substantiels qui ne lui permettent aucun écart de régime. Les Européens, aussitôt arrivés, ont introduit avec succès le tabac, le gin et le brandy ; le tabac surtout, car le Calédonien ne boit généralement les liqueurs fortes qu’avec répugnance et seulement pour ne pas reculer. Elles lui arrachent d’horribles grimaces, et lui, qui ne boit jamais, s’empresse d’avaler deux ou trois verres d’eau pour éteindre le feu. Quant au tabac, c’est la première passion du kanak mâle ou femelle : l’enfant court à peine qu’il commence à fumer, dans une pipe grossière un tabac spécial en tablettes, humide, de mauvaise qualité, souvent tellement fort qu’il rendrait malade nos fumeurs les plus déterminés. Le Néo-Calédonien dédaigne du reste le tabac faible et dit : « AÏ same grass » (comme de l’herbe).

Eh bien, quoique tout le monde attribue à ce tabac la plus grande part dans le développement des maladies des kanaks, je n’ai vu encore personne dans la colonie s’en préoccuper ; tout le monde, au contraire, paye leurs services avec ce poison.

Il serait bon que l’administration ne permît la vente du tabac qu’après examen, et qu’il fût recommandé au chef de défendre à ses sujets et sujettes de fumer avant d’avoir atteint l’âge de puberté. — Il n’en est pas de même pour les liqueurs fortes ; le Gouvernement en a défendu le débit aux indigènes, et en cela il a très-sagement agi.

Viennent ensuite des affections, des virus morbides dont nous possédons des antidotes éprouvés et que notre constitution supporte ordinairement mieux que celle de ces pauvres sauvages.

On place aussi au nombre des causes homicides les travaux auxquels sont plus ou moins soumis les kanaks au contact des blancs, et, par suite, la négligence qu’ils apportent dès lors dans le travail de leurs propres cultures. On dit encore que les vêtements que nous leur donnons les habituent à être couverts, et que, ce vêtement une fois usé, ils contractent ces phthisies dont ils meurent. Enfin, d’autres prétendent qu’une des causes de leur état morbide est l’ascétisme dans lequel leurs imaginations neuves et faciles à frapper sont plongées par l’audition des mystères de notre religion. Il est certain