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Page:Le Tour du monde - 16.djvu/205

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que je ne crois pas qu’il existe sur terre un autre peuple qui, une fois qu’il a écouté le missionnaire, se laisse plus facilement que celui-ci pénétrer de sentiments religieux, et soit un plus fidèle et plus scrupuleux observateur de ses nouveaux dogmes. On n’aurait certes aucune peine à faire accomplir à ces néophytes tous les actes de dévotion les plus exagérés, dont la Vie des Saints et des Martyrs nous fournit des exemples.

À ces causes, on pourrait peut-être ajouter encore l’impression triste produite sur ces êtres fiers par l’invasion des blancs, dont ils sont obligés de reconnaître la supériorité en toutes choses : audace, nombre, richesses, intelligence. Ces races, qui étaient habituées à la vie si calme, si restreinte surtout de leurs forêts montagneuses, n’osent ni ne peuvent se fondre dans ce courant qui les emporte.

Quoi qu’il en soit, de toutes les raisons que je viens d’émettre, je n’en vois vraiment pas une seule qui puisse sérieusement expliquer la disparition aussi rapide de ces hommes à notre contact. Faut-il admettre cet ordre fatal de succession des races supérieures aux inférieures, que la science géologique semble toucher du doigt à chaque pas ?… Faut-il voir dans ces kanaks océaniens, les derniers représentants d’une race que le refroidissement de la terre a refoulée peu à peu vers l’équateur, seul point où ils peuvent encore vivre, où déjà leur existence est difficile, où le moindre écart la compromet ? Toujours est-il que c’est au moment des pluies assez froides de l’hivernage qu’ils meurent.


XI


Balade et sa tribu. — Les géophages. — La vallée du Diahol.

La mine d’or, découverte à Poëbo, était peu importante ; ce n’était qu’un sable aurifère d’une richesse insignifiante ; aussi, après quelques fouilles sur les lieux et dans les environs du village, je me décidai à remonter vers le Nord, c’est-à-dire dans la direction où les terrains aurifères paraissaient se prolonger. En quittant Poëbo, le sentier longeant le rivage de la mer parcourt, sur une longueur de douze kilomètres environ, une plaine large, fertile, bien arrosée, couverte de gras pâturages ou de cocotiers. Cette plaine pourrait contenir plusieurs stations agricoles qui seraient dans de très-bonnes conditions. Cette bande de terrain est une des parties de l’île les plus agréables ; elle se termine avec le territoire de la tribu de Balade, où j’établis mon campement, avec l’intention de rayonner de là dans les montagnes environnantes, qui répondirent assez bien à mon attente en me fournissant plusieurs échantillons curieux. J’avais là, du reste, un logement tout prêt dans les anciennes habitations abandonnées aujourd’hui, qui furent établies autrefois pour le premier poste militaire français de la Nouvelle-Calédonie, lors de la prise de possession. C’est un vaste bâtiment aux murailles épaisses, surmontées d’un blockhaus. Je fus reçu par les kanaks de cette tribu avec la franchise et la cordialité la plus expansive, et comme on n’est du reste reçu que par ces gens-là. Vraiment, allez voir ce peuple. Au moment où vous débarquez, tous s’offrent pour guider vos pas ou satisfaire vos désirs. Voulez-vous chasser ? l’un d’eux se détache et vous guide dans les marais, séjour d’une multitude de canards. Avez-vous soif ? ils s’élancent dans les cocotiers avec l’agilité du singe. Qu’un ruisseau ou un marais arrête vos pas, l’épaule du premier venu vous portera de l’autre côté ; s’il pleut ? en quelques secondes, dans le fourré voisin, ils iront chercher de larges feuilles de bananier ou un manteau d’écorce de niaoulis, sous lequel on vous abritera ; la nuit vient ? une torche résineuse éclaire votre marche ; et enfin, au moment du départ, vous lisez le regret sincère sur leur visage attristé.

Pendant plusieurs années, un poste militaire français a séjourné à Balade. Aussi, la plupart des indigènes parlent notre langue. J’en fus même tout étonné, car il n’y a, depuis longtemps, ni missionnaire, ni soldat, ni colon ; cependant ils se souviennent encore du Français qu’à Poëbo à peine quelques kanaks comprennent. J’exprimai au chef mon étonnement à cet égard ; il me dit en riant : « Kanak comme ça (en faisant le signe de la croix) apprendre à parler français. »

Le chef, Oundo Touro avait subi cinq ans de Tahiti avec le chef d’Hienghène Bouarate, dont j’ai parlé ; mais il n’avait pas su conserver dans l’exil, comme ce dernier, ses simples manières natives et avait adopté complétement les coutumes des Tahitiens, le plus débauché et le plus licencieux des peuples de la terre ; il était revenu ivrogne et sans dignité. Quoique jeune, il laissa à son retour l’autorité aux mains d’un de ses parents, Goa, et, suivant les mœurs tahitiennes, ne s’occupa plus qu’à se procurer sa liqueur favorite par tous les moyens possibles, même par la vente aux caboteurs et aventuriers de passage de l’honneur de son foyer. C’était dommage, car Oundo avait de la race ; il était grand, bien fait et avait dû être d’une grande supériorité dans les exercices du corps ; aussi, malgré son abrutissement, les Baladiens le regardaient toujours avec respect.

Goa était le type du kanak vulgaire et grossier ; une grosse tête, un gros nez, de grosses lèvres, le corps épais, l’intelligence lourde, aucune imagination ; somme toute, il était de bien peu au-dessus de la brute. Un fait va le dépeindre :

Il vint me voir le soir de mon arrivée à Balade ; j’achevais mon dîner, j’étais étendu sur un tapis de gazon, que la fatigue de la journée me faisait encore trouver plus doux ; mon œil se reportait avec plaisir sur cette mer bleue et calme que je dominais, sur cette forêt de verdure qui m’entourait, et j’écoutais Goa qui me racontait une histoire vraie, mais étrange dans sa bouche.

« Mon frère Païama était chef de Balade quand les soldats y vinrent. Il n’aimait pas les Français, lui, et aurait voulu leur faire la guerre ; il excitait à la révolte ; on le poursuivait pour le tuer. Il s’enfuit dans la montagne ; mais il revenait souvent pour manger. Un jour,