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Page:Le Tour du monde - 16.djvu/212

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part ; à chaque instant des cris se faisaient entendre dans les environs ; les enfants et les femmes jetaient sur notre campement un œil curieux, comme si quelque chose d’extraordinaire allait s’y passer. Quoique je fusse resté jusqu’alors dans les meilleurs termes avec les gens de cette tribu je craignis cependant de leur part quelqu’une de ces perfidies que les sauvages commettent parfois, et qu’on leur suppose d’ailleurs si facilement ; j’avertis donc mes sept hommes de demeurer à portée de leurs armes, et de veiller soigneusement ; je n’eus pas besoin de leur expliquer longuement la conduite qu’ils avaient à tenir en cas d’attaque. À ce moment les cris que nous entendions aux environs redoublèrent, et devinrent de véritables hurlements qui se rapprochaient de plus en plus. Quelques-uns d’entre nous n’étaient pas sans crainte, mais la présence des femmes et des enfants autour de notre camp me rassurait un peu. Tout-à-coup nos soupçons parurent bien prêts de se réaliser, lorsque nous vîmes déboucher du fourré voisin une longue file de kanaks nus, tatoués, noircis, brandissant en cadence leurs haches, leurs casse-têtes et leurs lances si redoutables. Ils se rapprochèrent de plus en plus, et se mirent enfin en ligne devant nous. À cet instant, deux hommes s’assirent sur le gazon en face de cette troupe de guerriers, tenant l’un une flûte, l’autre un bambou creux sur lequel il frappait en cadence. Nous reconnûmes aussitôt la musique des fêtes, et nos craintes s’évanouirent ; c’était un pilu-pilu que le chef d’Arama nous offrait à l’occasion de notre départ.

Je reparlerai de ces danses néo-calédoniennes, dans lesquelles tous trépignent en cadence, en agitant leurs armes en mesure pendant qu’un sifflement haletant sort de leurs poitrines. Le principal épisode de cette scène fut un naturel orné du Dangat, ou masque calédonien : c’est une tête en bois, gigantesque, effroyable, par la bouche de laquelle celui qui la porte dirige ses regards ; des cheveux humains lui forment une grosse perruque et sa partie inférieure est entourée d’un filet couvert de plumes d’oiseau. Le kanak qui en était affublé s’avança vers nous en venant des bords de la mer, pour faire allusion à notre arrivée ; il dansa longtemps devant ses camarades, qui l’accompagnaient en brandissant avec force une zagaie aiguë au-dessus de sa tête.

Après cet exercice, le chef lui-même se plaça en avant de la ligne, et nous adressa une sorte de mélopée rapide et entrecoupée de courts silences ; les kanaks dansaient toujours et poussaient en chœur, à chaque temps d’arrêt du chef, un hurlement à déchirer nos oreilles. Voici quelques-unes des phrases de cette improvisation sauvage :

Nos amis vont nous quitter ;
Ils vont partir demain sur la grande mer.
Que les vents leur soient favorables !
Qu’ils trouvent la mer douce et calme !
Qu’ils arrivent à bon port ! etc., etc.

Malgré les souhaits de nos amis d’Arama, le mer nous fut peu favorable. Le transport de nos vivres, instruments et échantillons, qui était effectué en pirogue par des Kanaks, fut difficile malgré l’adresse des naturels. Une pirogue double chargée de vivres, et portant en outre trois soldats fatigués de la marche, fut chavirée par une lame. Cet événement arriva en face de Balade et nous l’aperçûmes du rivage. J’envoyai immédiatement une petite pirogue, qui se trouvait là par hasard, à la rescousse des malheureux soldats ; l’un d’eux, qui ne savait pas nager, fut sauvé par les kanaks, mais tous nos vivres, cinq carabines et leurs munitions étaient à la mer, dans un fond de dix mètres environ.

Je prévins le chef de Balade de cet événement. La tribu entière arriva en quelques instants, et tous, à qui mieux mieux, se mirent à plonger pour chercher les objets coulés ; rien ne fut perdu, même les plus petits ustensiles ; et chaque nouvel objet ramené à la surface, arrachait des hurlements de joie à toute la bande.

Dans cette circonstance, la conduite des kanaks à notre égard fut admirable ; nos vivres étant presque tous avariés, ils s’empressèrent de nous apporter en abondance du taro, des ignames… Vraiment ces cannibales agirent envers nous comme beaucoup d’Européens ne l’auraient pas fait.


XIII


Retour à Poébo. — Orage. — Fête et réception funéraires.

Le 14 avril 1864 nous étions de retour à Poébo, et ce même jour nous fûmes assaillis par un orage d’une violence extrême. C’est la seule fois en trois années de séjour dans cette île que j’aie entendu le tonnerre, mais dans cette circonstance il se dédommagea.

L’horizon s’était couvert d’abord de noires vapeurs qu’illuminaient à chaque instant d’éblouissants éclairs, dont les uns embrasaient tout l’espace, pendant que d’autres se tordaient comme des serpents de flammes. Cependant l’atmosphère qui pesait sur nous était immobile et étouffante, et l’on entendait, dans la direction de l’orage, pendant les rares intervalles des éclats de la foudre, un autre bruit crépitant, analogue à celui que produit la chute d’une cascade sur des rochers. Tout-à-coup d’immenses nappes d’eau descendirent des nues, tout illuminées de la lueur des éclairs qui ne cessaient de les traverser. Le fracas du tonnerre était si violent quelquefois, que le sol lui-même paraissait trembler ; mon malheureux chien effrayé tournait autour de moi, en poussant, sans relâche, des gémissements sourds et plaintifs, d’un effet lugubre au milieu de cette scène de désolation. Mes hommes, si bruyants et si gais d’ordinaire en face des plus grands dangers, ne trouvaient pas le plus petit mot pour rire ; aucun d’eux n’aurait osé hasarder une plaisanterie en face d’un aussi grand spectacle. La voix de l’homme se taisait devant la voix de Dieu, car jamais la création ne sent mieux son néant et sa faiblesse que dans ces moments où la puissance de l’être incréé se révèle à nous, par l’effrayante et majestueuse voix de la foudre.