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Page:Le Tour du monde - 16.djvu/213

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Nous nous rendîmes de Poëbo à Houagap en suivant les bords de la mer. La route est très-fatigante : on marche sur le rivage au milieu des sables ; on a fréquemment à traverser des rochers abruptes qui s’avancent en pointe dans la mer, et sur lesquels on est forcé de se hisser parfois à force de bras le long de lianes préparées par les naturels. Il faut aussi franchir de nombreuses rivières. Dans toutes ces circonstances nos guides néo-calédoniens montrèrent un zèle et une adresse presque incroyables. Sur cette route on rencontre, espacés de distance en distance, de petits villages indigènes ; ils sont ordinairement situés au bord d’un cours d’eau, ou dans une plaine plus ou moins étendue, à l’ombre des cocotiers.

Deux jours après notre départ de Poëbo, nous arrivâmes au village de Panié, dont le chef dépend de celui de Hienghène, qui n’est plus qu’à cinq ou six lieues de marche. Je passai un jour dans ce village, car j’avais appris certains faits, relatifs à cette contrée, et je tenais à les éclaircir.

L’infortuné Bérard, dont j’ai relaté la fin tragique au mont d’Or, était autrefois venu à Panié dans un bateau côtier. Ayant découvert dans les environs du village un certain minéral, il en avait chargé son bateau. C’est peu de temps après qu’il fut assassiné, et personne ne put dire ce qu’était devenu le minéral recueilli, et que l’on supposait très-précieux, à cause des précautions prises par M. Bérard pour tenir l’affaire secrète.

À mon arrivée à Panié je fis venir le chef, qui se présenta bientôt, suivi d’une foule de naturels. Je lui fis demander s’il n’avait pas gardé le souvenir d’un petit bateau venu, il y avait longtemps, et dont le capitaine était allé dans la montagne, pour y ramasser des pierres et les transporter à son bord. Pendant que mon interprète, jeune homme de Balade, parlant assez bien le français, qui s’était attaché à mai et m’avait proposé de me suivre comme son Tayo, traduisait mes paroles, j’en suivais l’effet sur la physionomie du chef, et j’y lisais qu’il ne se souvenait de rien ; mais en tournant mes regards vers les autres auditeurs j’en distinguai un dont le visage exprimait une forte émotion ; en effet, il prit vivement la parole, en montrant du geste la montagne. Ce kanak était précisément le même qui avait servi de guide à M. Bérard dans la promenade à laquelle je venais de faire allusion. Il ajouta que l’endroit où gisaient les pierres, était peu éloigné, et je m’y rendis sur-le-champ. Durant la route, ce guide me raconta que M. Bérard avait été si heureux de sa trouvaille qu’il lui avait fait cadeau de beaucoup de manos (étoffes voyantes), de beaucoup de tabac et d’autres articles européens. Il nous montra un endroit du sentier, assez mauvais, où M. Bérard était tombé.

Tous ces récits tenaient en éveil ma curiosité. Après avoir côtoyé pendant quelques minutes les bords de la mer, nous pénétrâmes dans une gorge profonde où coulait un ruisseau ; nous avions suivi ses rives escarpées depuis une demi-heure environ, lorsque notre guide nous avertit que nous étions arrivés. Le pays qui nous entourait offrait l’aspect le plus sauvage et le plus solitaire qu’on puisse imaginer, et je me disais à part moi que si la nature avait un trésor à cacher, elle avait trouvé un bon endroit ; mais je fus bien vite désillusionné quand, le guide me montrant le point d’où M. Bérard avait extrait sa trouvaille, je reconnus que j’étais en face d’une vaste couche de quartz très-pyriteux, intercalée au milieu des micaschistes, qui sont ici la roche dominante. Comme cela arrive souvent, on avait pris pour de l’or les nombreuses pyrites de ce quartz.

Le village de Panié est situé dans une plaine assez vaste et très-fertile, malheureusement il n’y a pas d’abri pour un navire d’un fort tonnage ; c’est ce qui fait que les Européens fréquentent fort rarement ce district.

À notre passage à Hienghène, nous fûmes témoins d’une fête donnée en commémoration de la mort du frère du chef Bouarate, arrivée quelques mois auparavant. Les kanaks, de toutes les tribus amies, s’y rendaient en foule, et au moment même où je causais avec Bouarate, on vint lui annoncer l’arrivée d’une députation de la grande tribu des Néménas, dont le territoire termine au nord la Nouvelle-Calédonie.

« Cette tribu, me dit le chef, est depuis longtemps alliée à la nôtre, ses chefs sont nos parents, et c’est nous qui leur construisons ces grandes pirogues doubles, avec lesquelles ils peuvent aller au large sur les récifs pêcher la tortue et affronter la mer. Leurs montagnes manquent de l’arbre kaori dont on fait des pirogues ; mais en retour nos jeunes gens trouvent toujours chez eux des épouses. La beauté de leurs jeunes filles est renommée parmi nous. Ils nous donnent encore des sacs garnis de pierres de fronde, qu’ils ont rendues aussi pointues qu’une zagaie, et aussi polies que vos miroirs. Ils fabriquent en outre des colliers de coquillages ou de pierres, enfin tout ce qui parmi nous remplace l’argent. »

Tout en causant nous gravissions une petite éminence du haut de laquelle nous aperçûmes à une certaine distance, entre la mer et nous, une troupe d’hommes qui s’avançaient lentement et d’une manière régulière. Personne de la tribu de Bouarate ne fit mine d’aller les recevoir ; au contraire, en quelques minutes, les guerriers de Hienghène se trouvèrent réunis sur le plateau qui formait le sommet de l’éminence où nous nous trouvions. Ils étaient tous armés et tatoués de frais ; ils se rangèrent, en ordre et en silence, autour de Bouarate qui avait à côté de lui son fils et les trois personnages les plus importants de toute la tribu : c’est-à-dire le chef de la parole, le chef de la religion et le chef de la guerre.

« C’est ici le lieu de réception, » me dit Bouarate.

Certes, une telle salle de réunion était splendide, ombragée par des bananiers immenses, dont les branches tordues étendaient leur ombre de toute part. À une distance de trois ou quatre cents mètres, les Néménas s’arrêtèrent, se placèrent en rond, et poussèrent trois hurlements qui retentirent jusque dans les profondeurs