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Page:Le Tour du monde - 16.djvu/216

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marche vers moi. Il porte un chapeau de feutre noir, à larges bords, une rhingrave de toile bleue, doublée en toile écrue, un gilet rouge avec de nombreux boutons en cuivre, un pantalon gris et de forts souliers, mais sans boucle. Il a une bonne figure, large et massive, dont la saine carnation prouve qu’il boit beaucoup de lait et peu de liqueurs fermentées. C’est un habitant de la montagne ou des hauts vallons. Décidément je suis sur la lisière de la Forêt-Noire, et une heure de marche peut m’y conduire.

Des femmes, des enfants, un chariot, des citadins arrivent en sens divers ; la scène muette s’anime un peu ; il me paraît possible que je sois dans une ville.

Presque toutes les maisons pourtant sont précédées ou flanquées de jardins, ceux-ci entourés de palissades, les autres n’ayant pas même de haies. Les plants de choux, de laitues, de cresson alénois bordent la rue. Derrière les maisons, les vergers montrent leur cime ou la totalité de leurs rameaux, avancent même sur les potagers. Quant aux demeures, on y retrouve au premier coup d’œil l’invariable type de l’habitation allemande. Ce sont des cages de bois, où l’on a rempli les interstices de la charpente avec du plâtre, des briques, des pierres, suivant les localités. Comme les solives demeurent apparentes, ne sont même point badigeonnées ainsi que le reste du bâtiment, le système de la construction est manifeste. Ce genre d’architecture ne se recommande point par la solidité ; il rend les secours presque inutiles, quand le feu se déclare, et abandonne les maisons aux fureurs de l’incendie ; mais il ne laisse pas de produire bon effet dans la peinture et même dans la réalité ; il a quelque chose de simple et de primitif. Les chevrons qui bariolent les murs, les grands toits, les pignons tournés vers la rue, les fenêtres à la mode ancienne, aux vitres nombreuses encadrées d’un châssis métallique, semblent combinés exprès pour égayer et embellir une vignette. Afin de protéger le haut du pignon, souvent la toiture s’y déprime et forme un petit auvent ; bien mieux, un auvent réel où s’imbriquent plusieurs rangs de tuiles, abrite chaque étage, empêche la pluie et la neige de tomber sur les croisées, quand une rafale ne chasse pas obliquement les flocons ou les gouttes d’eau. Sur ces façades montent des vignes aux longues branches, et parfois des rosiers. Quand une fenêtre s’ouvre, qu’un vieillard, une jeune fille, une mère avec son nourrisson avance la tête pour regarder ce qui se passe au dehors, cette treille élégante leur forme un cadre naturel. La maison entière inspire l’idée d’une vie tranquille, douce, intime, sans agitations ambitieuses, sans rêves de vanité. Dans tous les lieux où se transporte la race germanique, voilà le modèle d’habitation qu’elle reproduit : elle se loge de la même manière au bord du Rhin, sur les sables du Brandebourg, sur les montagnes du Harz et de la Bavière, parmi les forêts vierges de l’Amérique septentrionale.

La ville d’Achern emprunte son nom au torrent qui sort du Kapplerthal et qui l’enveloppe de ses deux bras, ou, pour mieux dire, qui la limite d’un bras et la traverse de l’autre. Ses flots limpides baignent deux lits semés de galets, polis, arrondis comme ceux que ballotte la mer ; ces cailloux, suivant leur nuance, prennent dans l’eau des tons magnifiques d’or, de jaspe ou de rouille ; et sur les bords sont alignées des maisons comme celles que je viens de décrire : chaque riverain a pour traverser l’Acher un pont sans garde-fous, composé d’une planche épaisse ou d’une large dalle. L’onde clapote, et roule, et murmure devant l’habitation, qu’elle éclaire du reflet de ses petites vagues. Et comme la réalité ne perd jamais ses droits, comme la vie a ses nécessités de chaque jour, la rivière fournit abondamment aux besoins domestiques. C’est très-commode et c’est charmant. Pas un pied de salade ne languit faute d’eau, pas une fleur ne s’étiole sous l’ardente lumière du soleil.

Pendant que je suivais les bords du courant poétique, j’avisai un massif de grands arbres, qui dominaient de haut les toitures. Au milieu se dressait un peuplier d’Italie, usé, dépouillé à demi de ses branches et de son feuillage, surtout vers le faîte, où deux cicognes avaient bâti leur nid. Ce gîte spacieux, couronnant un tronc presque nu, imitait un chapiteau avec son abaque, au sommet d’une colonne. Les constructeurs nomades volaient alentour, s’y posaient, planaient de nouveau sur leurs grandes ailes blanches et noires, faisaient claquer leur bec par un mouvement rapide, produisant ce bruit singulier qui leur tient lieu de chant. Et j’avais quitté Paris la veille ! Et toutes ces images rustiques, ces traits d’une nature encore fraîche et, pour ainsi dire, naïve, succédaient sans transition au bruit, au luxe, à la monotone régularité, à la vie artificielle d’une capitale !

Achern se trouvant presque en face de Strasbourg, un grand nombre de voyageurs français entrent par ce côté dans la Forêt-Noire. Un souvenir historique, un monument commémoratif les y appelle d’ailleurs. C’est près de là que Turenne tomba mort, frappé d’un boulet en pleine poitrine, la veille d’une bataille qu’il croyait gagner. La France a fait construire un obélisque sur le lieu même et, tout près de là, une maison où loge un gardien. Si je n’avais peur de commettre une irrévérence, je hasarderais l’opinion que la beauté du chemin attire à Sasbach autant de curieux que l’enthousiasme pour la gloire militaire, ou l’attrait de l’érudition. La plupart des voyageurs connaissent peu Turenne et n’ont pas la moindre envie d’approfondir son histoire, mais la route les enchante. C’est une chaussée plus haute que le terrain d’alentour, qui se dirige vers le nord, entre deux rangs de pommiers, de noyers, de cerisiers. Les champs les plus fertiles déroulent à droite et à gauche leur vert tapis ; à l’ouest, la vue embrasse toute la plaine du Rhin, traverse le duché de Bade, traverse l’Alsace et irait plus loin encore, si elle ne se heurtait aux mamelons des Vosges, pâlis, abaissés par la distance ; à l’est monte la chaîne de la Forêt-Noire, avec ses lignes originales, ses sommets anguleux et ses plateaux. Elle est assez distante pour que la perspective