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Page:Le Tour du monde - 16.djvu/217

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aérienne en veloute les couleurs et en adoucisse les contours. L’œil y passe du vert tendre des prairies au vert sombre des forêts, tantôt par des nuances graduées, tantôt par un contraste subit. Le large massif de la Hornisgrinde, haute montagne en forme de pupitre, projette vers la plaine ses contre-forts, qui s’avancent comme des bastions, des caps, des arêtes, que les sapins hérissent de leurs noires pyramides. Plus loin, en regardant le nord, se dressent la Tête du géant (Riesenkopf), la Cime du Lac (Seekopf) et les hauteurs du Mercure. Çà et là quelques vapeurs traînent sur les pentes, y dessinent de frêles arabesques. Tout est splendeur, tout est calme et harmonie.

Voilà dans quel charmant paysage deux armées faisaient leurs préparatifs pour se mettre en pièces, lorsqu’un des généraux fut brisé par un projectile. Rien, au milieu de si douces images, n’éveille l’idée d’une lutte sanglante, et on a beau faire, on n’éprouve aucune inspiration belliqueuse. Ce qui me préoccupait surtout (j’ai honte de le dire), c’était une véritable armée de fleurs et de plantes sauvages, alignées sur les deux bords du chemin, le pissenlit avec son bourrelet diaphane, le mélilot ouvrant sa coupe d’or et la folle avoine balançant au souffle de la brise ses innocentes aigrettes.

Avant qu’on atteigne le village de Sasbach, une fraîche avenue, dessinée par une double haie et par un double rang de sorbiers, vous invite à quitter le grand chemin, et vous conduit au monument de Turenne. Les haies, les rangs d’arbres qui se prolongent, forment alentour une enceinte verdoyante. C’est un obélisque en granit, presque sans ornements. La pyramide porte d’un côté cette inscription : La France à Turenne ; de l’autre, ces mots et cette date : Érigé en 1829. Sur les quatre faces du piédestal, on voit d’abord un médaillon, où forme saillie la tête puissante et charnue de l’habile capitaine, puis son écusson armorié, puis les deux épigraphes suivantes : Ici Turenne fut tué le 27 juillet 1675. — Arras, les Dunes, Sinzheim, Entzheim, Türckheim. Cette liste, j’ai à peine besoin de le dire, contient les noms de ses principales victoires. Tout près de l’obélisque, une vieille pierre en forme de stèle marque l’endroit même que le grand homme rougit de son sang : on y peut lire encore cette phrase latine, dont le temps a déjà émoussé les lettres : Hic cecidit Turennus mense julii die 27 anno 1675. De cet endroit, si l’on se tourne vers le nord, un gros arbre qui couronne un petit exhaussement de terrain désigne la place où était dressée la batterie du margrave Hermann de Bade, devant laquelle Turenne, comme un homme invulnérable, examinait tranquillement les postes autrichiens.

Ici je pourrais faire sur ses exploits, sur son talent, sur ses chances bonnes et mauvaises, sur ses ennemis et ses partisans, sur son adversaire Montecuccoli, nommé par les Français Montécuculi, je ne sais pour quelle raison, sur la guerre qui les mit en présence et même sur tout le règne de Louis XIV une longue et savante dissertation. Mais plus elle serait approfondie, plus elle m’éloignerait de la Forêt-Noire, et comme nous allons y entrer, il me paraît plus opportun de jeter sur cette chaîne de montagnes un regard d’ensemble.

Le Rhin la porte, si l’on peut ainsi parler, dans le grand coude qu’il trace de Schaffhouse à Bâle et de Bâle à Mannheim ; dans cette double direction, la plaine qui longe le fleuve limite le Schwartzwald (c’est le nom germanique de la Forêt-Noire : Schwartz, noir, wald, forêt). Au nord, il est borné par le Neckar ; à l’est, par le cours supérieur de la même rivière et par une ligne tirée de sa source à Schaffhouse. Près de Pforzheim, les hauteurs s’abaissent et ne forment plus qu’une ondulation de collines, jusqu’à ce qu’elles approchent du Neckar, se relèvent brusquement, dessinent les mamelons et les crêtes de l’Odenwald. La Forêt-Noire a 45 lieues dans sa plus grande longueur, 16 lieues de largeur dans sa partie méridionale et 8 seulement vers le nord, ce qui lui donne la figure d’un trapèze. Sa superficie totale est de 320 milles carrés (trois milles allemands font cinq de nos lieues} ; 192 appartiennent au grand-duché de Bade et 128 au royaume de Wurtemberg.

Ses plus hautes cimes et ses pentes les plus roides sont groupées au midi et à l’est. Le Schwartzwald protége donc l’Allemagne du Sud comme une espèce de fortification naturelle. À l’est, il a des formes moins hardies et s’incline graduellement vers les plaines, comme s’il invitait la race germanique à pénétrer dans ses vallons. Les rivières et les nombreux affluents auxquels ces montagnes donnent naissance ont la même physionomie : à l’ouest, ils se précipitent avec impétuosité sur des versants rapides, en des gorges étroites et tourmentées, parmi des rocs sauvages ; à l’est, ils coulent mollement sur de vertes prairies, dans de larges bassins. Ils donnent presque tous leurs noms aux vallées qu’ils parcourent. Le plus grand nombre se jettent dans le Rhin ; le Danube seul prend une autre direction, s’éloigne fièrement du suzerain auquel ses frères vont rendre hommage, et bientôt, devenu prince lui-même, traverse l’Europe entière avec des allures de conquérant.

Le Schwartzwald doit son nom tragique au sombre aspect de ses hauteurs et de ses pentes, noircies par le feuillage des sapins. Sous la plus ardente lumière, elles gardent ces nuances obscures ; mais le ciel vient-il à se couvrir, elles prennent des teintes plus foncées encore ; elles paraissent positivement d’un noir bleuâtre, comme l’encre faite avec des noix de galle.

Une des plus frappantes singularités du Schwartzwald, c’est un massif isolé de hauteurs, qui se dresse abruptement au bord du Rhin, en face de Fribourg. On le nomme le Kaïserstuhl, c’est-à-dire le Trône de l’Empereur. Une plaine l’environne, le sépare tout à fait de la grande chaîne. Leurs éléments géologiques sont d’ailleurs d’une autre nature. Dans la Forêt-Noire dominent le gneiss qui, sur le Feldberg et le Belchen, parvient au sommet de la montagne ; le granit, qui atteint à Herrenwiese 2 400 pieds, à Hochfirst 3 714 ; le porphyre, prodigué par la nature aux environs de Baden, de Vœhrenbach et de Neustadt. Le grès rouge forme