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Page:Le Tour du monde - 16.djvu/220

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monte très-haut sur le flanc des collines et en atteint presque le sommet ; le hêtre et le sapin ont reculé peu à peu jusqu’à la cime, où les rigueurs de l’hiver maintiennent leur position, où ils dessinent une coupole de sombres feuillages, dominés çà et là par une aiguille de basalte ou par les ruines d’un vieux donjon. Rien de charmant comme la vue dont on jouit sur les contre-forts et les promontoires. On embrasse d’un coup d’œil presque tout le massif, au pied duquel le large cours du Rhin serpente et brille comme un fleuve d’argent. Des îles nombreuses forment dans son lit des corbeilles de verdure. Et sur les bords s’effilent les clochers de Brisach, Les flèches de Burckheim et de cinq ou six villages. Le bruit de leurs cloches, affaibli par la distance, égale à peine le murmure des sapins, la douce et naïve chanson du rouge-gorge.

Nulle contrée de l’Allemagne, cependant, n’a été plus ravagée que cette fraîche et calme oasis. Dès que la guerre approchait du Rhin, les peuples ennemis cherchaient à envahir ou s’occupaient à défendre ce poste avancé.

Brisach-le-Vieux, situé entre deux éminences, le Schlossberg et l’Eckartsberg, était une ville naturellement très-forte : le fleuve roule devant ses murs toute la masse de ses flots, que ne divise aucune île. C’est probablement la plus vieille cité du Brisgau, qui lui doit son nom. Les Celtes, les premiers habitants du pays, avaient déjà choisi ce point comme lieu de résidence ; les Teutons et les Romains ne le négligèrent pas. Brisach était réputée jadis une place tellement forte, qu’on la nommait l’oreiller de l’Empire et la clef de l’Allemagne. Ce coussin et cette clef d’une si grande valeur, chacun aspirait à s’en rendre maître. Aussi, que d’épreuves, que d’infortunes la population a subies ! Un des incidents les plus cruels de son histoire, ce fut le siége qu’elle soutint contre le duc Bernard de Weimar, pendant la guerre de Trente-Ans. Comme ni la garnison, ni les bourgeois ne voulaient se rendre, la famine parvint aux plus horribles excès. Un capucin, que le manque de nourriture gêenait sans doute beaucoup, a transmis à la postérité le souvenir de ses angoisses.

« Tous les jours, dit-il, mouraient de faim un grand nombre d’habitants et de soldats. On ne distribuait plus aux derniers leur pain de munition ; il était remplacé par une livre de viande de cheval, qu’ils recevaient tous les jours et qui valait douze kreutzers. Le besoin et la souffrance exaspéraient tellement la population de la ville, que les enfants n’étaient plus en sûreté dans les rues. Enfin, il ne resta plus à manger que les peaux de cheval et de vache, dont chacune se vendait onze thalers (le thaler vaut trois francs soixante-quinze centimes). Un setier de blé coûtait quarante florins, une miche de pain un ducat, le quart d’un chien un florin et douze kreutzers, un œuf un florin, le quart d’un poulet quatorze batz, un chat trois florins, une souris trente kreutzers, un rat un thaler, et ainsi de suite. La grande auberge située près du château fut cédée par le propriétaire pour trois pains et un anneau d’or. En trois mois, on ensevelit cinq cents personnes qui étaient mortes de faim, sans compter celles qu’on enterrait par troupes dans les jardins et dans les cours. Plusieurs cadavres furent dévorés ! » Tant de douleurs stoïquement supportées demeurèrent inutiles ; après un an de blocus, la population décimée fut contrainte d’abaisser les ponts-levis, d’admettre dans la place les vainqueurs bien repus, dont les mines florissantes contrastaient avec les pâles figures des assiégés. La dernière catastrophe, dont la ville ait eu à souffrir, dépassa toutes les infortunes précédentes. Postés sur la rive gauche du Rhin, les Français la canonnèrent et la bombardèrent en 1793. Le feu dura si longtemps, fut si terrible, que la pauvre vieille cité n’y put tenir et s’écroula presque tout entière. On voit encore Les traces de cette cruelle exécution ; une partie de la ville haute, qu’on n’a jamais essayé de rebâtir, forme un amas de décombres. L’église principale est pourtant restée debout, soit que les artilleurs l’eussent épargnée, soit que les os de saint Gervais et de saint Protais, leurs véritables os, renfermés dans un cercueil d’argent depuis l’année 1692, l’aient protégée comme un talisman. Après avoir tenté de relever les fortifications au début de notre siècle, le gouvernement badois les a fait raser. La ville n’étant plus défendue, elle espère n’être plus attaquée.

Mais si agréable, si favorisé de la nature que soit le Kaiserstuhl, il n’est après tout qu’une dépendance, une image réduite de la Forêt-Noire. Celle-ci le domine de ses formes imposantes, de ses hautes vallées où grondent les torrents, et l’éclipse de ses magnifiques paysages.

Elle se compose de deux massifs principaux, l’un situé au nord, l’autre au sud, entre lesquels roule la Kinzig. Le premier, celui du Kniebis, forme une épaisse région, un immense plateau, d’où se détachent des ramifications presque aussi élevées ou plus élevées que le centre : le Kniebis proprement dit a 3 244 pieds ; son voisin et son feudataire, le Rossbühl, 3 221 ; mais un de ses prolongements, la Hornisgrinde, s’élève à 3 887, tandis que le Hundskopf s’abaisse jusqu’à 3 175, le Mosswald jusqu’à 2 810 ; le Hochstaufen, près de Bade, nommé aussi la montagne de Mercure, descend jusqu’à l’humble taille de 2 240[1].

Le groupe méridional, celui du Feldberg, a de plus majestueuses proportions. Le point culminant, le Feldberg même, atteint 4 982 pieds au-dessus du niveau de la mer ; il projette autour de lui le Hochfirst, à l’orient, colosse de 3 934 pieds ; vers le sud, le Hochkopf, qui monte à 4 367 ; le Belchen, haut de 4 718 ; le Blauen, qui ne dépasse point 3 889, mais allonge son échine jusqu’au bord du Rhin ; une autre branche, tournée vers l’est, le Schauinsland ou Erzkasten, mesure près de Fribourg 4 288 pieds ; au nord, le Kandel soulève son front à 4 144. La taille des géants diminue ensuite : le Hünensedel, près de la Kinzig, réduit sa stature à 2 487 pieds ; plus modeste encore, le Steinfirst baisse la tête jusqu’à 2 007.

Malgré leur pittoresque effet sur les bords du Neckar,

  1. Des ingénieurs badois ayant pris ces mesures, c’est le pied badois, plus petit que le pied français, qui s’y trouve désigné.