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Page:Le Tour du monde - 16.djvu/221

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malgré leur solide noyau de grès rouge, les éminences qui composent l’Odenwald sont si peu fières, ont de si humbles dimensions, qu’il serait inutile de les exprimer par des chiffres. La plus hardie, le Katzenbuckel, arrête son ambition à 2 000 pieds ; mais des buttes, des falaises, des coupoles de cinq et six cents mètres ont encore une tournure magnifique dans un paysage, quand leurs formes sont heureuses, comme dans l’Odenwald.

Dès le mois d’octobre, la neige commence à tomber sur les cimes de la Forêt-Noire : elle blanchit d’abord les crêtes, puis descend peu à peu, approfondit ses couches, élargit son bandeau, forme une zone continue, dentelée, à la fois radieuse et sinistre. Les vents s’y déchaînent avec une fureur dont les habitants des plaines n’ont aucune idée. Leurs courants sont si froids, qu’ils semblent geler la partie de votre corps sur laquelle ils soufflent. Les régions supérieures deviennent donc inaccessibles. Un pouvoir implacable et jaloux, l’hiver, le sombre hiver y domine sans partage. Malheur aux imprudents qui voudraient le braver ! Il s’en trouve : les uns affrontent l’âpre désert par un vain esprit de fanfaronnade ; d’autres, pour abréger leur chemin, après un ample repas, où les fumées du vin ont obscurci leur raison. Tous ne périssent point, mais il y a souvent des catastrophes. La nuit survient, ou le brouillard, ou une tempête imprévue fait tourbillonner la neige. Dernièrement, un oncle et son neveu, jeune garçon de quatorze ans, voulurent ainsi regagner leur village, après avoir passé à table une partie de la soirée. Tout alla bien pendant une demi-heure ; mais parvenus dans les gorges du Blauen, un ouragan soudain les enveloppe ; la neige qui les aveuglait leur fit perdre leur route, La violence du vent les sépara bientôt, lança chacun d’eux vers un point différent. L’oncle, avec des peines inouïes, parvint à redescendre, à gagner un chalet, dont la lumière brillait dans la nuit comme une étoile secourable ; il venait d’entrer, quand la pendule rustique sonna onze heures. Malgré la tempête, malgré son épuisement, il pria les robustes pasteurs d’allumer des lanternes, de venir avec lui chercher son neveu ; mais les perquisitions furent inutiles. La neige avait comblé les ravins, englouti le pauvre enfant sous un épais linceul ; quatre mois après seulement, on le retrouva au fond d’un précipice, quand le dégel eut mis à nu son cadavre.

Mais aussitôt que le printemps arrive, qu’une haleine du midi fond la pâle couronne des hauts sommets, tout change, tout s’anime sur la montagne ; la vie paralysée pendant sept mois semble vouloir rattraper le temps perdu. Les herbes poussent avec une abondance, les fleurs s’épanouissent avec une prodigalité qui enchantent, qui émerveillent le promeneur. Le fabuleux Éden n’aurait pu avoir ni de plus fraîches pelouses, ni des bancs plus serrés, des broderies plus élégantes de somptueuses corolles. Les troupeaux longtemps captifs sortent des étables et des bergeries. Les pasteurs les conduisent sur les prairies embaumées, où ils trouveront désormais de savoureux festins. Les oiseaux chantent, les fenêtres s’ouvrent, et les paroles de Gœthe, quand Faust décrit la promenade hors des murs, vous reviennent à la mémoire. « Hors des portes obscures et profondes se pousse une multitude bigarrée. Chacun aujourd’hui se chauffe si volontiers aux rayons du soleil ! Ils fêtent la résurrection du Seigneur et sont eux-mêmes ressuscités ; échappés aux sombres appartements de leurs maisons basses, aux liens de leurs métiers et de leurs vils trafics, aux toits et aux plafonds qui les écrasent, à leurs rues sales et étouffantes, aux ténèbres mystérieuses de leurs églises, tous ils renaissent à la lumière. »

Et alors, quand recommencent les fêtes de la nature, les voyageurs arrivent comme des oiseaux de passage. Les trois cantons de la Forêt-Noire sont très-visités ; mais c’est peut-être le massif du Kniebis que l’on fréquente le plus. Il renferme un grand nombre de sources minérales, qui servent de prétexte au beau monde pour s’attrouper, qui attirent aussi quelques malades. C’est là que, dans une vallée jadis sauvage, à Baden-Baden, se sont concentrées peu à peu toutes les recherches du luxe et de la civilisation. Placé presque en face de Strasbourg, d’ailleurs, le Kniebis s’offre le premier aux regards des Français ; il doit avoir un charme particulier pour les habitants de l’Alsace, puisqu’ils lui donnent la préférence sur les Vosges (sans doute à cause de ses lieux de rendez-vous). Ce fut aussi par là que je commençai mon dernier voyage, ayant pris jusqu’à la petite ville d’Achern le train qui partait. Entrons donc dans la montagne, où nous appellent des sites fameux.

Une question préalable toutefois : irons-nous à pied ou monterons-nous dans la voiture ? C’est un omnibus bien intéressant, avec un postillon tout jaune, des rideaux jaunes et des panneaux de même couleur. Il va tranquillement, lentement nous conduire à Ottenhœfen : les chevaux prendront l’allure qui leur conviendra, dormiront en marchant, si bon leur semble : le cocher ne se permettra point de troubler leur sommeil. Comme il fait très-chaud, laissons-nous bercer dans le véhicule : l’attelage en bonne humeur daigne partir au petit trot.

Nous suivons les bords de l’Acher, qui deviennent de plus en plus charmants, de plus en plus pittoresques.

On aperçoit à gauche les ruines de Sainte-Brigitte, vieux manoir qui se dresse sur une éminence, comme s’il voulait éterniser quelque sombre histoire des anciens jours ; nous traversons le bourg de Kappel, dominé par une autre forteresse gothique, mais celle-là restaurée et habitée, le château de Rodeck. Les montagnes vont s’exhaussant, des groupes de rochers se mêlent aux feuillages, le torrent élève la voix. Enfin, après avoir fait trois lieues en deux heures et demie, nous nous arrêtons devant l’auberge du Tilleul : nous sommes à Ottenhœfen.

Si Achern m’avait séduit par sa fraîcheur, par sa mine ingénue, en quelque sorte, le village d’Ottenhœfen me rapprochait bien plus encore de la nature. Ses maisons échelonnées le long du torrent, son église sur une butte, son amphithéâtre de montagnes semblent combinés pour