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Page:Le Tour du monde - 16.djvu/224

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il n’y a que ce banc pour s’asseoir, et les fameux escabeaux en hêtre, usités dans toute l’Allemagne, avec planchette et dossier de même bois. Ceux-ci ont quatre pieds ; c’est un luxe, car beaucoup se tiennent sur trois. Nos siéges moelleux et splendides sont tout à fait ignorés au delà du Rhin. Et cette palissade, pleine dans le bas, à claire-voie dans le haut, occupant un angle, isolant une partie de la pièce, la remarquez-vous ? Savez-vous quelle en est la destination ? Elle renferme tout l’attirail du service, les chopes, les canettes, les verres, les tasses, le bureau du patron ; là, il règne en souverain, il commande à ses domestiques et guette les consommateurs. De cette fortification en planches, il sort avec une assiette ou une note à la main : elle représente pour lui le donjon du seigneur féodal. Non loin de là une vieille horloge à gaîne dandine son lourd balancier, répète à l’infini son tic-tac monotone. N’oublions point le large poêle en fonte qui se repose de ses luttes contre l’hiver. Quelquefois l’énorme appareil est en faïence verte ou bleue, et plusieurs crochets de fer soutiennent alentour des baguettes, où les voyageurs font sécher leurs manteaux, quand ils arrivent trempés par une averse. Ces poêles, toujours appuyés contre un mur, ont la porte de leur foyer dans la cuisine, de sorte que jamais un atome de fumée ne s’égare dans les pièces d’habitation. Un parquet en solides planches de sapin finit de les rendre chaudes et saines.

Et chaque fenêtre encadre un paysage très-bien exécuté, d’une couleur vraie, d’un bon dessin, où il n’y a pas une faute contre les lois de la perspective. Ô les charmants tableaux ! et quel succès de vogue ils obtiendraient au Louvre ! Derrière l’hôtel, dans un jardin qui précède une maison située à deux pas du torrent, une affaire insolite préoccupe deux villageois. Sur la façade de la maison, il y a un rucher, d’où un essaim a pris son vol. Par bonheur, il n’a pas fait un long trajet : toutes les abeilles sont venues se pendre, comme une grappe énorme, à la branche d’un prunier qui fléchit sous le poids. Un des paysans, la figure couverte d’un masque en toile métallique, s’approche de la colonie, tenant à la main une ruche renversée : l’autre s’approche aussi, une longue pipe à la bouche ; il en tire avec force deux ou trois bouffées qu’il lance au milieu de l’essaim. Le narcotique agit avec une rapidité foudroyante : deux ou trois secousses données à la branche par le premier montagnard font tomber dans la corbeille toute la peuplade fugitive ; le chasseur la retourne, glisse une planche dessous et va immédiatement la poser sur une tablette du rucher. L’opération est faite. Il n’a plus qu’à orner d’un bouquet de fleurs, pour exprimer sa joie et constater son triomphe, la petite hutte de paille, où toute une population va travailler pour lui.

Une singularité qu’on observe à Ottenhœfen et dans toute la Forêt-Noire, c’est l’abondance incroyable des fraisiers. En aucun lieu du monde peut-être la plante stoïque et robuste, qui n’exige rien pour elle-même, en portant pour les autres des fruits si délicats, ne prospère, ne se plaît comme sur le territoire du Schwartzwald. Non-seulement elle constelle de ses blanches fleurs ou de ses baies pourprées les croupes des montagnes et le sol des vallons, mais elle cerne les villes, les villages, les hameaux, les chaumières ; elle envahit les chemins, les rues, les cours, les jardins, les champs cultivés ; elle grimpe sur les roches, le long des murs, où elle se cramponne entre les pierres. Quiconque veut manger des fraises, n’a qu’à sortir de chez lui et à cueillir ; et notez qu’elles ont la saveur la plus délicate, le parfum le plus exquis. Souvent, lorsque je m’asseyais sur l’herbe pour prendre un peu de repos, ou contempler à mon aise un site admirable, j’ai pu glaner autour de moi, sans changer de place, trente ou quarante de ces friandises embaumées. La nature les prodigue aussi dans les Vosges, mais non point comme dans la Forêt-Noire, avec une libéralité presque inépuisable. On étonnerait bien les paysans, si on leur disait quelles peines se donnent nos campagnards pour en obtenir, pour approvisionner les marchés des villes. La plupart souriraient d’un air incrédule.

Dans les environs d’Ottenhœfen se trouvent quelques endroits justement fameux par leur beauté pittoresque et par les souvenirs ou les légendes qui s’y rattachent, le Mummelsee, la Hornisgrinde, les cascades d’Edelfrauengrabe, celles d’Allerheiligen et les ruines du monastère qui les dominait, la vallée du Lierbach, Oppenau, l’éplise de Lautenbach et la petite ville d’Oberkirch, avec l’ancien manoir de Schauenbourg.


II


Entre ces buts de promenade, le plus voisin est le district du Gottschlæg, où serpentent et mugissent les chutes d’Edelfrauengrabe. Une demi-heure suffit pour atteindre le bas de la gorge où elles commencent. La vallée se resserre tout à coup, et les flots deviennent plus retentissants. Ils murmuraient d’abord sur leur lit de cailloux, maintenant ils grondent, ils se fâchent ; tout à l’heure ils vont tonner et bondir, en écumant. Çà et là un chalet dominé par des cultures en gradins, où poussent quelques céréales et des pommes de terre, anime encore le détroit. Sous ses fenêtres, une langue de terre forme un pré luxuriant qu’ombragent le noyer, le prunier, le cerisier, que traverse un petit chemin tortueux, menant à un pont de bois. Dans l’herbe gloussent les poules, chantent les coqs, paissent les vaches ; dans le torrent barbote un jeune pourceau, propre et maigre, ou des canards font le plongeon. Ah ! si Bernardin de Saint-Pierre, quand il rêvait de la fabuleuse Arcadie, avait pu voir une de ces fraîches demeures, entourée d’eau, de verdure, de plantes balsamiques et de fleurs rares, comme il se serait enthousiasmé ! Comme il aurait emprunté à la nature même des couleurs pour la peindre !

Mais bientôt la gorge devient inhabitable : ce n’est plus qu’un étroit défilé. Des roches perpendiculaires montent à droite et à gauche, portant des hêtres rabougris, des sapins effilés, des guirlandes de ronces et