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Page:Le Tour du monde - 16.djvu/225

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de saxifrages. Le chemin suit tantôt la droite, tantôt la gauche du torrent, selon la forme et la disposition du terrain. Pour le coup, voici la première cascade, une chute de dix ou douze pieds ; l’eau ne bondit point en colonne pesante : elle roule en partie sur un escarpement, se fractionne aux aspérités, forme une chevelure d’écume. Jadis on était contraint de s’arrêter là, les différences de niveau formant des gradins trop difficiles à escalader. Mais on a creusé des marches dans la pierre, posé ailleurs des escaliers en bois, établi des garde-fous, nivelé le roc dans les endroits où il n’est pas nécessaire de monter. On peut longer de la sorte et admirer sans trouble, sans fatigue les dix-sept cascades. L’eau, en effet, ne tombe que pour rejaillir, avec mille accidents curieux, mille variétés d’allure. Il y a un rapide, où le flot transparent lave une surface de grès rouge, zébrée dans les creux de plantes fluviatiles ; les tons pourprés de la roche, la sombre nuance des mousses et des capillaires lustrées par le courant diaphane, le lumineux scintillement du liquide, la blancheur des filets d’écume forment des harmonies et des oppositions de couleur merveilleuses. Dans le bassin qui arrête la chute, les pierres du lit, blanchâtres et rousses, les sombres parois du rocher, l’ombre qu’elles projettent et l’onde qui tourbillonne, composent d’autres mélanges admirables.

La plus renommée de ces cascades est celle qui bondit en écharpe autour d’une petite grotte ; on peut s’asseoir dans la grotte, sur une pierre en forme de banc. Des gouttes d’eau tombent devant l’orifice comme une pluie de larmes. En face, le torrent frappe avec une éternelle fureur l’impassible rocher, où il a fini par creuser une baie, qui augmente les sinuosités de la chute. La disposition des lieux fait comprendre que la grotte aussi est l’œuvre des flots. Le roc autrefois intact les rejetait sur la paroi opposée, où ils se précipitaient avec rage. Combien leur a-t-il fallu de siècles pour entamer le bloc solide, qui paraissait les dédaigner ? C’est un mystère que nulle archive n’éclaircira. Ce travail a exigé sans doute plusieurs mille ans. Mais si l’une des parois, moins dure que l’autre, se creusait, la paroi opposée s’entamait aussi. La direction du flot en a été changée ; il passe maintenant devant l’abside creusée par sa violence. Les dix-sept chutes néanmoins doivent leur nom à l’entaille qu’il a faite et qu’une tradition a rendue célèbre.

À tous les sites curieux, à tous les monuments extraordinaires, le peuple veut attacher soit une légende, soit une anecdote, qui en explique l’origine ou la destination. La niche que nous venons de décrire et que pavoisent des plantes marécageuses, des touffes de cresson notamment, des mousses grenat d’un ton magnifique, entretenues par l’éternelle humidité des roches, où de fines gouttelettes roulent nuit et jour comme des perles transparentes, cette espèce de loge donc est appelée tantôt Edelfrauenloch (le trou de la noble dame), tantôt Edelfrauengrabe (le tombeau de la noble dame ou de la châtelaine). J’aime les récits populaires, mais quand ils sont bien inventés ; le conte relatif aux chutes ne me semble point mériter cet éloge. Aussi le rapporterai-je le plus brièvement possible.

Au château de Bœsenstein, dont les ruines subsistent encore près d’Ottenhœfen, habitaient jadis le chevalier Wolf de Bœsenstein et son épouse, une femme impérieuse, acariâtre, dure pour ses gens et pour le pauvre peuple.

Un jour qu’elle se promenait, une femme vêtue d’une robe en lambeaux et accompagnée de sept enfants lui demanda l’aumône. — « Gueuse effrontée, lui dit la noble dame, pourquoi as-tu mis sept enfants au monde, puisque tu ne pouvais pas les nourrir ? » — « Hélas ! répliqua la mendiante, tant que mon mari a vécu, ils n’ont manqué de rien, mais le malheur qui m’a rendue veuve leur a fait connaître le besoin. » — « Il fallait ensevelir tes louveteaux avec leur père, » s’écria la femme sans cœur. — « Impitoyable créature, dit la mère désolée, puisses-tu d’un seul coup donner le jour à sept enfants, qui deviendront la cause de ta ruine ! »

La noble dame éclata de rire, mais la malédiction de la mendiante s’accomplit. La châtelaine ne tarda pas à devenir enceinte, et neuf mois après, pendant que son mari était à la chasse, éprouva des douleurs soudaines. Quelle fut sa consternation, quand elle accoucha de sept enfants ! Elle appela une suivante discrète, lui remit six des nouveau-nés, en la priant d’aller les noyer dans un étang. La vassale obéit, mais comme elle approchait du vivier, elle rencontra le sire de Bœsenstein. — « Que portes-tu là d’un air mystérieux ? lui demanda-t-il.

— Six petits chiens que ma maîtresse m’a commandé d’aller jeter à l’eau, » balbutia la camériste.

Le seigneur voulut voir les animaux, et découvrit l’homicide qu’on préméditait. Ayant enjoint sévèrement à la camériste de garder le silence, il fit élever son abondante progéniture par un montagnard dévoué. Quelque temps se passa : la méchante femme croyait son ordre accompli et sa mauvaise action ignorée. Mais un jour le sire de Bœsenstein lui dit tout à coup : — « Une mère qui détruirait elle-même ses enfants, de quelle punition serait-elle digne ? » — Ayant oublié son coupable dessein, la châtelaine répondit : — « Elle mériterait d’être murée dans une niche, avec un pain et une cruche d’eau. » — « Vous venez de prononcer votre sentence, répliqua le chevalier, car vous avez voulu faire jeter à l’eau six de vos enfants. Mais ils vivent, et vous allez mourir. »

Le châtelain exécuta en effet sa menace. La dame de Bœsenstein fut murée dans la grotte des cascades, d’où bien longtemps après on tira son squelette. On prétend avoir vu, au clair de lune, son fantôme errer sur le bord des flots et parmi les rochers d’alentour ; mais je ne puis rien certifier à cet égard. Quoi qu’il en soit, la gorge déserte me paraît beaucoup plus intéressante que la tradition populaire.

Quand on a dépassé la dernière chute, on entre dans la vallée de Gottschlœg, une de ces vallées hautes, qui sont les plus poétiques et les plus charmantes de toutes.