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Page:Le Tour du monde - 16.djvu/232

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par les fenêtres. M’étant assis près d’une table, où la fille de la maison m’apporta, sans rien dire, un second verre de lait, mon attention put se tourner au dehors, et je fus ravi. Non-seulement ma vue embrassait toute la vallée de Gottschlœg, mais elle passait par-dessus la gorge et le massif rocailleux des chutes, plongeait dans le bassin du Kapplerthal et voyageait plus loin encore, sur les plaines du Grand-Duché, sur les campagnes fertiles de l’Alsace. Retirés du monde et presque indifférents à ce qui l’agite, les pasteurs le découvrent, pour ainsi dire, comme un théâtre noyé dans la brume, où ils savent que l’on joue des pièces dramatiques, dont le bruit ne parvient même pas jusqu’à eux ! Là-bas on souffre, on lutte, on se déchire ; les maisons d’aliénés regorgent, des femmes se jettent à l’eau parce que leurs maris, accablés de dettes, ne peuvent leur acheter une parure nouvelle : ici l’on se contente de lait, de pommes de terre, de fromage et de pain bis ; on porte le costume en usage depuis des siècles ; on garde les vaches en sifflant un air monotone ; on écoute le vent gémir dans les sapins, la fauvette moduler sa douce chanson et le ruisseau gronder parmi les roches.

C’était précisément ce que faisaient deux jeunes garçons, à quelques pas du chalet, en soignant les bestiaux de la famille.

« Je vais vous quitter, dis-je enfin au maître du logis.

— Maintenant, me répliqua-t-il d’un air narquois, vous pourrez vous faire bâtir une maison comme la mienne. »

Et de sa large poitrine il laissa échapper un éclat de rire énorme, qui fit trembler les vitres et les cloisons de la chambre.

Voyant qu’il expliquait ainsi ma visite et persuadé que je ne changerais pas son opinion, je lui répondis :

« Comme cela ne paraît point vous chagriner, je vous avoue que c’est mon intention. Seulement, je ne mettrai point la porte de l’étable sur la façade, mais sur un des côtés.

— J’ai suivi la coutume : vous ferez comme il vous plaira.

— Cette disposition me sera plus commode.

— Très-bien, très-bien. À votre guise. »

Nous nous fîmes mutuellement nos adieux, et je quittai le chalet.

La manière dont les paysans vivent dans le Schwartzwald est en harmonie avec la forme et la position de leurs demeures. Qui n’a rêvé une existence indépendante, où l’on se suffirait presque à soi-même, où l’on n’aurait avec les hommes que des rapports très-peu nombreux et de la nature la plus simple ? Tous les poëtes ont chanté cette paix profonde et cette liberté absolue.

Mais si mon sang trop froid m’interdit ces travaux,
Eh bien ! vertes forêts, prés fleuris, clairs ruisseaux,
J’irai, je goûterai votre douceur secrète :
Adieu gloire, projets. Ô coteaux du Taygète,
Par les vierges de Sparte en cadence foulés,
Oh ! qui me portera dans vos bois reculés !
Où sont, ô Sperchius, tes fortunés rivages !
Laissez-moi de Tempé parcourir les bocages ;
Et vous, vallons d’Hémus, vallons sombres et frais,
Couvrez-moi tout entier de vos rameaux épais !

Le difficile problème a été résolu par les bergers de la Forêt-Noire. Le terrain qui environne chaque cabane appartient au propriétaire : ses aïeux ont à dessein fait bâtir le logis dans le centre du domaine. Un peu de terre cultivable fournit l’orge, l’avoine, le seigle, les pommes de terre, le chanvre même qui sert à fabriquer la toile ; les pacages nourrissent les vaches dont on consomme le lait sous diverses formes, les veaux, les génisses et les bouvillons destinés à la vente ; quelques pruniers portent des fruits pour l’automne ; les merisiers livrent fort tard les petites cerises avec lesquelles on distille le kirsch. Sauf les habits et les chaussures, la famille récolte ou prépare elle-même presque tout ce qu’il lui faut pour vivre. Le prix des bestiaux qu’on élève chaque année donne le reste et de quoi payer les impôts, qui ne sont pas lourds dans le duché de Bade. Le montagnard ne fait donc point de commerce, attendu qu’on ne peut baptiser de ce nom un seul marché conclu tous les douze mois ; il n’a pas de propriétaire, de suzerain financier, qui exige une redevance ; il n’a pas de domestiques, le père, la mère et les enfants se servent eux-mêmes et exécutent tous les travaux. Il n’a pas de voisins, car la chaumière la moins éloignée est à cinq cents mètres de la sienne. Qu’on imagine une situation plus favorable pour garantir des soucis, des luttes, des contestations et des haines mutuelles.

Ce qui achève de donner à ces habitations un charme peu commun, une physionomie presque idéale, c’est qu’elles sont à l’écart, sans être absolument isolées ou sequestrées du monde, comme les anciens ermitages. Çà et là, d’autres chaumières s’élèvent, et de chacune d’elles on en aperçoit plusieurs. Elles égayent les plateaux, les croupes modérément inclinées, l’orifice d’un vallon, la lisière d’un bois. On se tient compagnie à distance : on voit aller, venir, travailler des créatures de même espèce. On les salue, on leur parle, quand on les rencontre, et on les visite ou les reçoit à l’occasion.

Les mœurs des habitants de la Forêt-Noire sont, en conséquence, très-simples et même très-pures. Les voyages ne les corrompent pas. J’ai vu quelques-uns de ces montagnards, qui, délaissant pour plusieurs années leur pays, avaient été chercher fortune au loin, étaient venus travailler dans nos grandes villes. Rien de moins naïf, certes, que nos populations urbaines ; rien de moins propre que leur exemple à conserver aux âmes leur droiture première. Eh bien ! les chastes cultivateurs rougissent plus facilement que maintes demoiselles. Surpris, non loin de Todtenau, par une indisposition soudaine, je fus contraint de passer deux jours dans le chalet d’un berger. Il avait avec lui sa femme et trois grosses filles, qui l’aidaient à soigner les vaches. Jamais je n’ai rencontré de personnes aussi joyeuses et d’une humeur aussi égale. Seules sur le plateau d’une large colline, n’ayant pour les distraire